Pages inédites
d’Ernest HELLO
L’HOMME DE GÉNIE – HAINE ET AFFECTION – POUR CEUX QUI DEVINENT –
LE FANATISME – LA JUSTICE VRAIE 1
DIEU étonne toujours. Quand il vous confierait ses projets, il vous étonnerait encore par leur exécution. Or, il communique à l’homme de génie un reflet de cette puissance d’étonner.
L’homme de génie étonne les autres et lui-même par l’inattendu de ses coups d’œil. Dieu, qui l’emploie à de plus grandes choses que les autres hommes, lui fait sentir plus profondément sa qualité de serviteur et de créature. Il le dépouille et le décore ; il le vide et le remplit alternativement. Il l’écrase sous son fond propre qui est le Néant, avant de le combler de son Être à Lui, afin que l’homme sache à qui l’Être appartient en propriété. En l’entraînant sur les hauteurs, Dieu lui montre les abîmes, et lui cache quelquefois le fil imperceptible, à l’aide duquel il le tient, suspendu sur eux, croyant tomber et montant.
L’homme de génie est celui qui échappe aux mesures que les autres hommes tiennent dans leurs mains. Il est, relativement à eux, à perte de vue. Aussi est-il quelquefois adoré, habituellement nié ; il n’est pas jugé : car il ne pourrait être jugé que par ses pairs.
L’homme de génie voit les choses, même les plus vulgaires, sous un jour particulier. Le plus usé des lieux communs s’éclaire, sous son regard, d’une lumière aussi neuve qu’éblouissante. La Parole qu’il prononce peut avoir été prononcée avant lui, mais elle n’a pas été prononcée comme il la prononce. Ce que les autres voient d’en bas, il le voit d’en haut. Aussi voit-il autrement, même quand il voit les mêmes choses. Vous êtes dans une cabane au fond d’un vallon, cette cabane est pour vous sans Beauté. Elle vous masque le ciel et ne vous montre rien. Mais vue de haut, mêlée aux jeux de lumière et aux accidents de terrain, elle concourt à la variété, à l’unité, à la splendeur du Paysage. Mais il faut être sur la Montagne.
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UN ennemi nous fait tort : nous pouvons être irrités, nous ne sommes pas blessés. L’homme ne peut être blessé que par son ami. La haine ne peut naître que d’une affection trahie.
Le fait, trop évident pour avoir besoin de preuve, a une raison d’être, et cette raison, la voici :
L’homme, dis-je, ne hait pas son ennemi ; il hait son ancien ami. C’est qu’il n’a éprouvé, de la part de l’ennemi, aucun refus ; car il ne lui a rien offert, et rien demandé ; ces deux êtres ne se devaient que la charité générale, qui est due à tous par tous. En manquant à cette charité, ils ont violé une loi générale : mais ils n’ont rompu aucun lien particulier.
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IL y a dans l’homme supérieur un mélange singulier de timidité et d’assurance ; assurance, car il sait ce que vaut l’opinion des hommes et ne recule jamais devant elle ; timidité, car il se sait étranger en ce monde, et connaît par expérience la férocité de la bêtise. Aussi ne livre-t-il pas à l’ennemi le secret de ses douleurs : ceux-là deviennent ses amis qui savent deviner. Deviner ! Il y a, je pense, pour ceux qui croient à l’avenir avant de l’avoir vu, pour ceux dont l’admiration précède et produit l’admiration du monde, il y a sans doute quelque part pour ceux qui devinent des récompenses exceptionnelles. Ils ont compris, donc ils ont égalé. Il n’est plus temps, après la victoire, de rendre hommage au vainqueur, c’est d’avance qu’il faut saluer.
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LES crimes auxquels sont mêlées les religions ont, à l’heure qu’il est, quelque chose d’invraisemblable. Comment tant d’indifférence, et au milieu de cette indifférence (j’allais dire au cœur de cette indifférence ; mais le cœur est justement ce qu’elle n’a pas), au milieu de cette froideur universelle, voici que le Fanatisme trouve sa place !
Le Fanatisme au milieu de notre Incroyance ! En apparence, c’est inexplicable. En réalité, c’est tout simple. Toutes les erreurs se tiennent.
La Foi et la Charité s’embrassent. L’Indifférence et le Fanatisme peuvent bien s’unir ou plutôt se coaliser dans l’enfer qui est leur domaine. L’Indifférence, qui voudrait se donner des airs de supériorité et de protection, est féroce en réalité.
La Foi est douce et tendre, malgré les airs sévères qu’elle prend de temps en temps.
L’apparition de Torquemada et celle des massacres dont l’Orient 2 vient d’être le Théâtre, se donnent l’une à l’autre une redoutable actualité.
Les deux drames ont l’air de s’entendre pour effrayer le monde au même moment.
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LA Justice vulgaire est une Injustice infinie.
Dans certaines provinces, quand on veut parler d’une personne ou d’une chose inflexible, on dit : c’est raide comme la justice !
Ô Justice, qu’elle idée on se fait de toi ! La Justice raide est cette épouvantable Iniquité qui ne tient pas compte de la faiblesse, qui ne tient pas compte de la tentation !
La Justice vraie est ce qu’il y a de plus tendre, de plus sensible, de plus cordial, de plus pathétique au monde. La Justice vraie a des déchirements d’âme, elle a l’Intelligence des faiblesses qu’elle juge, elle a l’Immense pitié des misères qu’elle constate ; le cri du Pauvre est au cœur de la Justice ce qu’est le cri d’un Enfant au cœur d’une Mère.
Ernest HELLO.
Paru dans Durendal en 1894.
1 Nous devons ces pages absolument inédites à la gracieuseté de Mme Ernest Hello. Nous attirons l’attention de nos lecteurs sur ces deux fragments prophétiques : Le Fanatisme, La Justice vraie, qu’on croirait écrits d’hier. Hello est mort en 1885. Le Génie est voyant.