Communisme spirituel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Friedrich HÖLDERLIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Disposition.

 

Coucher de soleil. La chapelle. Ample et riche paysage. Fleuve. Forêts. Les amis. Il n’y a plus que la chapelle encore éclairée. La conversation vient à tomber sur le Moyen Âge. Les ordres monastiques dans leur sens idéal. Leur influence sur la religion et sur les sciences également. La double orientation a pris des directions opposées, les ordres sont déchus, mais des institutions analogues ne seraient-elles pas souhaitables ? C’est que, justement, nous partons du principe diamétralement opposé, c’est-à-dire de l’universalité de l’incroyance, pour justifier sa nécessité dans notre temps. Cette incroyance est partie intégrante de la critique scientifique de notre époque, laquelle annonce et précède la spéculation positive : il ne sert à rien de gémir là-dessus : il faut y remédier. Ou bien les sciences aboliront la Chrétienté, ou elles feront un avec elle, car la vérité ne peut être qu’une. Il s’agit donc de ne laisser pas la Science s’attacher et se subordonner à des objets extérieurs, mais au contraire, avec la foi en cette Unité désirée et pressentie par quiconque aime et connaît l’humanité, de lui créer une existence propre, grandiose et digne. Séminaires et académies de notre temps. Les académies nouvelles.

 

 

Essai de développement.

 

Une journée magnifique allait toucher à sa fin. La lumière déclinante semblait soudain rassembler toutes ses forces encore, et jeter ses derniers rayons d’or sur une chapelle, simple et charmante, érigée au sommet d’un coteau délicieusement revêtu de vignes et de prairies. Déjà le vallon, au pied de la colline, n’était plus atteint par l’éclat lumineux, et seul le bruissement de l’onde laissait deviner la présence toute proche du Neckar qui, cependant que la mélodie du jour allait s’évanouissant, haussait à mesure le ton de son murmure pour saluer l’arrivée de la nuit. Les troupeaux étaient rentrés et il n’y avait plus guère, à la lisière du bois, que le surgissement furtif d’un animal en quête de sa nourriture sous le ciel découvert. Un grand esprit de calme et de mélancolie se répandait sur tout.

– Lothaire, se prit à dire un des deux jeunes hommes qui avaient contemplé longuement, sur les degrés de la chapelle, la splendeur du spectacle, et qui venaient de se reculer un peu pour dire adieu au tout dernier rayon étincelant sur le toit de la chapelle – Lothaire, ne te sens-tu pas, toi aussi, serré d’une douleur secrète quand l’œil du ciel se retire ainsi de la nature et que la vaste terre se pose alors comme une énigme, dont le mot ne nous est pas donné ? Regarde : voilà que la lumière disparaît à présent et que les fières montagnes se drapent dans la ténèbre. Cette immobilité est troublante, et c’est comme un poison que revient le souvenir de leur beauté passée. Je l’ai senti des centaines de fois, avec une impression analogue, quand il me fallait quitter le libre ciel de l’éther antique pour revenir et entrer dans la nuit du présent, sans jamais y trouver d’autre remède que le raidissement de la résignation, qui est la mort de l’âme. C’est un sentiment accablant et combien douloureux que le souvenir d’une grandeur défunte : on se trouve comme un malfaiteur devant l’Histoire ; et plus est vif, plus est vivant le sentiment qu’on a d’elle, plus on est ébranlé, et violemment, au réveil de ce rêve. C’est un abîme qu’on voit ouvert entre ici et là-bas ; et pour moi en tout cas, tout est perdu, de ce qui fut si grandiose et si beau, perdu et à jamais.

 » Vois cette chapelle, par exemple : quelles ne furent pas la puissance et l’immense grandeur de l’esprit qui présida à sa construction : quelle majesté et quelle force n’avait-il pas sur le vaste monde ! Il couronnait le rustique coteau de ce paisible sanctuaire, et dans les plaines de la vallée il bâtissait son monastère, dans le tumulte de la ville, la cathédrale somptueuse. Des milliers d’hommes lui faisaient vœu d’obéissance en revêtant la bure, et dans la pauvreté et le mépris des délices que peut offrir la terre, ils la parcouraient de tous côtés et s’y répandaient dans un apostolat agissant... mais je n’ai pas besoin de te raconter, tu connais l’Histoire Universelle ! Or, où est tout cela ? Ce n’est pas, tu le comprends bien, à ces matières mortes parvenues jusqu’à nous depuis ce siècle, que s’adresse ma question : mais à la forme, si tu veux, à la forme initiale qui les a engendrées, à cette énergie et à ses conséquences qui, tout en paraissant aller se perdre à l’infini, n’en portaient pas moins toujours, et jusqu’aux plus lointaines, une constante harmonie du centre lui-même : cette énergie et ses conséquences qui dans toutes leurs variations conservaient le ton et l’écho de la mélodie première. Oui, c’est bien la forme, entendue ainsi, qui constitue pour nous l’unique point de comparaison possible avec les circonstances où nous sommes, puisque la matière est toujours une donnée ; la forme, elle, est l’élément de l’esprit humain : la liberté y agit comme loi, et la raison s’y fait présente. Or, compare à présent ces temps-là et le nôtre. Où vas-tu trouver quoi que ce soit de commun ? Où est le pont, pour faire passer de ces régions jusqu’à nous, tant et de si merveilleuses splendeurs ? Où est-il, l’esprit puissant de piété qui a fondé les Ordres, érigé les églises, et tout cela d’un seul et même élan ? cet esprit qui avait pour foyer un centre unique, dressé au-dessus du monde de jadis, le dominant, et qui maintenait sur toutes choses le pouvoir de son intelligence et sa vertu de foi...

 

 

 

Friedrich HÖLDERLIN.

Traduit par Armel Guerne.

Recueilli dans Les romantiques allemands,

Phébus, 2004.

 

 

 

 

 

 

 

 

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