Virginius

 

                                      FRAGMENT

 

                                                                   À Firmin Boz.

 

                                               « Inanité des vies d’extase, de

                                                   synthèse, de quiétisme. »

                                                             J.-H. ROSNY.

 

 

La nuit retient son souffle et pose ses ténèbres

Comme un manteau sans pli sur de sèches vertèbres,

Aux angles d’un château que baigne un morne étang.

Des saules : on dirait des fantômes en rang.

Le reflet vacillant d’une lueur d’étude

Décèle seul la vie en cette solitude

Qu’une âme de reveur peuple toute, en pensant.

Albert de Rozeval, d’une voix sans accent,

Redit, comme étranger à ses propres pensées,

Des paroles, toujours les mêmes, cadencées.

Sur sa table, un grand livre. Et son poing est dessus,

Comme s’il le frappait pour ses espoirs déçus,

Pour son cœur consumé dans des recherches vaines,

Pour sa raison usée aux affres surhumaines

D’attendre la réponse à son doute, penché,

Sans entendre jamais le bruit du fond touché.

Mais tout à coup il sent à sa joue une flamme ;

Son front comme allégé se relève ; son âme

Affleure à sa prunelle, et le voilà debout,

Les yeux agrandis, l’air d’un homme qui voit tout.

L’attitude sublime et le bras prophétique,

Il profère, tourné vers le ciel, ce cantique :

 

« Mon âme, élargis-toi pour un heur surhumain !

Qu’un sourire éternel fleurisse enfin ma lèvre !

Heureuse devant Dieu la raison qui se sèvre

Des vérités d’un jour, mensongères demain !

L’homme meurt dans son corps, et tout ce qu’il concerte

Avec cc compagnon, comme la mort est vain.

Moi, je n’ai qu’au Seigneur laissé mon âme ouverte.

 

« J’en avais fait un temple où son nom prononcé

Seul chantait dans la paix d’un mystique silence ;

Et le siècle raillait, d’une voix d’insolence,

Ma prière à genoux sur le parvis glacé,

Implorant le Regard d’où part la Loi du monde.

Or ce Regard, sur moi maintenant abaissé,

Disperse les vapeurs de la matière immonde.

 

« Ah ! misérable foule humaine, que fais-tu ?

Resteras-tu toujours dans ta folie étrange ?

Le Dieu qui t’a créée au sein de ce qui change

A voulu, pour donner carrière à ta vertu,

Dérober à tes yeux son immuable essence ;

L’Être immatériel s’est des choses vêtu,

Afin que ton amour guidât ta connaissance.

 

« Mais toi, peuple insensé, tu trompes son espoir.

La force d’amour manque à ton cœur infidèle,

Et ton intelligence en a perdu le zèle

Qui la transporterait où le Vrai se peut voir.

Comment chercherais-tu l’absent seul désirable,

Si ton âme l’ignore et n’est qu’un froid miroir

Oublieux des rayons de sa face adorable ?

 

« Vous avez méconnu la volonté de Dieu,

Hommes nés pour le ciel, qui préférez la terre ;

Séduits par la douceur d’un moindre effort à faire,

Vous avez recherché le Bien hors de son lieu.

Il est dans l’éternel, et vous poursuivez l’heure

Qui, telle que la bête ayant au flanc l’épieu,

S’enfuit loin du chasseur en mourant et le leurre.

 

« Histrions ! vous prenez le masque et le décor

Pour la réalité de la vie, ô merveille !

Soucieux du plaisir de l’œil et de l’oreille,

Vous vous affranchissez du culte fou de l’or

En dressant des autels à la Forme des êtres ;

Ce que vous adorez, c’est la matière encor :

Vos artistes du Beau ne sont que les faux prêtres.

 

« Et vos poètes font, entre des chants d’amour,

Entendre dans leurs vers une plainte hypocrite,

Accusant la durée, inégale au mérite,

Comme si d’ajouter le jour avec le jour

De votre œuvre illusoire empêchait la ruine !

Ah ! cessez d’y faillir chacun à votre tour,

Et remplissez le vœu de la Bonté divine.

 

« Mes frères, déchirez le voile corporel

Et faites taire en vous la voix des sens qui clame !

Voici que vous tenez attentive votre âme :

Dites, entendez-vous l’Être surnaturel

Que j’ouïs, cette nuit, dans mon extase sainte ?

Et ne voyez-vous pas la splendeur du Réel

Surgir comme un flambeau dans une obscure enceinte !

 

« Seigneur, mon âme est une étrangère ici-bas.

Nul charme ne l’attache à la patrie humaine.

Comme une fleur qui tombe et que le vent promène

En dehors des chemins où l’Homme empreint ses pas,

Elle allait : votre grâce a rayonné sur elle.

Malgré son peu de prix, ne la dédaignez pas :

Faites que vos cieux soient sa patrie éternelle ! »

 

Alors, se confiant dans le Juge des morts

Pour imposer enfin l’inertie à ce corps,

La matière vaincue et dès lors sans usage,

Le vieillard fut heureux tellement qu’au visage

Il eut, signe du Dieu qui l’avait visité,

Comme un rayonnement plus beau que la beauté.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

 

 

 

Eugène HOLLANDE.

 

Recueilli dans les Suppléments à l’Anthologie

des poètes français contemporains, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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