La bataille de Denain
ODE
Dulce et decorum est pro pratria mori.
HOR.
Vous qui triomphez de vos frères,
Mortels, montrez-vous généreux ;
N’insultez pas à leurs misères,
Et tremblez plutôt d’être heureux.
Songez qu’il suffit d’un outrage
Pour rendre un reste de courage
À l’orgueil qui vit dans leurs cœurs ;
Souvent le lion se relève
Terrible, au dernier coup du glaive,
Et vient terrasser ses vainqueurs.
Pourquoi, monarques de la terre,
Pourquoi ces nombreux étendards ?
Pourquoi cet appareil de guerre,
Et ces coursiers traînant des chars ?
Où vont, à travers la poussière,
Au bruit d’une marche guerrière,
Ces bataillons audacieux,
Pareils aux troupeaux dans les plaines,
Qui, venant des terres lointaines,
Chassent les sables jusqu’aux cieux ?
Ils ont dit dans leur espérance :
Punissons d’orgueilleux succès.
Rendons à la superbe France
Les maux que ses fils nous ont faits.
Déjà leurs phalanges sont prêtes
À venger sur nous ces conquêtes
Dont ils gardent le souvenir ;
Prompts à commettre en leur victoire
Ces mêmes crimes de la gloire
Que le ciel leur donne à punir.
Que fera donc ce vieux monarque
Qui règne au trône des Français,
Et qui, menacé par la parque,
L’est plus encore par leurs succès ?
La faim dévaste ses provinces,
Le trépas a frappé ses princes
Au sein des peuples effrayés.
Faudra-t-il donc qu’il s’humilie,
Et qu’en sa vieillesse il supplie
Ceux qu’il vit jadis à ses pieds ?
Hochstedt en ses marais célèbres
Avait vu périr nos soldats ;
Ramillie en ses champs funèbres
Les voit se rendre sans combats ;
En vain, respirant la vengeance,
Villars à Malplaquet s’avance ;
Nos jours de gloire n’étaient plus,
Et nos soldats, pleurant de rage,
Dans cette plaine de carnage
Enterraient leurs drapeaux vaincus.
Respectons le destin terrible
D’un roi qui prie en s’abaissant ;
Dieu peul, mortels, est invincible,
Ce Dieu qui seul est tout-puissant.
Il est beau, quand le sort nous dompte,
De savoir accepter la honte,
Pour sauver un peuple abattu.
Avoir vaincu, c’étaie la gloire ;
Mais savoir céder la victoire,
Mortels, c’est plus, c’est la vertu !
Mais l’étranger plein d’arrogance,
Croyant à des succès certains,
Oubliait, dans son insolence,
L’instabilité des destins.
Il n’accordait à nos prières
Qu’une de ces paix meurtrières,
Honte et ruine des états.
Et dans cet accord téméraire
Louis trouvait toujours la guerre,
Et l’honneur ne s’y trouvait pas.
« Partez, Villars ! allez combattre,
Et, s’il le faut, allez mourir !
Nous, si le ciel veut nous abattre,
Sur vos pas nous irons périr.
Oui, si le sort vous est rebelle,
Moi-même, à mon peuple fidèle,
Je veux annoncer leurs projets,
Afin qu’à m’a voix tout s’assemble,
Et que du moins tombent ensemble
Le roi, le trône et les sujets.
Ô vous que la France contemple
Comme ses maîtres glorieux,
Rois, que ce mémorable exemple
Soit toujours présent à vos yeux !
Quelque danger qui les menace,
Les Français peuvent sans audace
Ne point abaisser leurs drapeaux.
Ô nos Rois, acceptez la guerre,
Vous frapperez du pied la terre,
Il en sortira des héros !
Pourtant l’armée imprévoyante
De ces vainqueurs audacieux,
Dormait dans sa joie imprudente
Sous ses drapeaux victorieux.
Oubliant que, dans sa colère,
Le ciel, ou propice ou sévère,
Fait seul les combats malheureux,
Les insensés, dans leur démence,
Méprisaient ces fils de la France,
Qu’ils supposaient vaincus par eux.
Soudain les trompettes sonnantes
Ont retenti de toutes parts,
Et par cent bouches foudroyantes
Leur camp voit battre ses remparts ;
Bientôt à travers la fumée
S’avance à grands pas notre armée,
En poussant des cris de courroux.
Français ! voici le jour de gloire !
Osons essayer la victoire,
Marchons, et leur camp est à nous !
Albemarle, qui s’épouvante
Au sein de ses murs foudroyés,
Ranime en vain l’ardeur tremblante
De ses bataillons effrayés.
Partout Villars, dans la tempête,
Calme et terrible à notre tête,
Dirige avec art le danger.
Tremblez, Germains ! il faut se rendre.
Vaincus, cessez de vous défendre,
C’est au salut qu’il faut songer !
En vain Eugène plein de rage
Accourt pour sauver ses soldats ;
En vain il tente le passage
Du fleuve ouvert devant ses pas.
Il voit, enchaîné sur les rives,
Se rendre ses troupes craintives
Que nul art ne peut protéger,
Et remporte dans sa retraite
L’affront d’avoir vu leur défaite,
Sans pouvoir même la venger.
Tout demeure en notre puissance,
Armes, chefs, soldats et drapeaux ;
Nous retrouvons cette espérance
Qui parmi nous fait les héros.
Bientôt nos villes prisonnières
Relèvent leurs blanches bannières,
Libres enfin par ce succès.
Et les sauveurs de nos murailles,
Vainqueurs sur le champ des batailles,
S’arrêtent en criant : La paix !
Au bruit de ce coup de tonnerre,
Qui jusqu’à Vienne a retenti,
Le monde étonné considère
Le roi qu’il crut anéanti.
Louis, content de sa vengeance,
Consulte les maux de la France,
Sans chercher de succès plus grands ;
Et, redevenu formidable,
Il signe une paix honorable
Conquise sur les conquérants.
Honneur à toi, monarque illustre,
Qui, par un titre glorieux,
Sus ajouter un nouveau lustre
Au noble nom de tes aïeux.
La postérité qui t’admire,
Aux jours brillants de ton empire,
Fixera longtemps ses regards,
Car toute grandeur te fut chère,
Et sous les lauriers de la guerre
Tu fis croître ceux des beaux-arts.
Qu’importe qu’aujourd’hui l’envie,
T’accusant de vaines hauteurs,
Cherche à flétrir ta noble vie
Par ses cris calomniateurs !
La calomnie et les outrages
Sont les plus nobles témoignages
Qu’un héros conquiert ici-bas.
Sur la terre où le ciel l’exile,
Sa tâche serait trop facile
Si les mortels n’étaient ingrats.
Aristide était grand peut-être,
Il fut puni de ses vertus ;
On vit Socrate comparaître
Devant les bourreaux d’Anitus.
Quand lui-même, un Dieu tutélaire
Voulut descendre sur la terre
Pour sauver un monde orgueilleux,
Pour prix de ses leçons divines,
C’est le front couronné d’épines
Qu’il fut renvoyé dans les cieux.
Eugène HUGO.
Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.