Le triomphe
C’est ainsi que chantait, devant le ciel qui brille,
Le jeune homme alternant avec la jeune fille,
Un groupe des enfants du bourg de Bethphagé.
Au-delà d’un vallon de brume submergé,
On distinguait des tours, un mur blanc, une porte ;
C’était Jérusalem. L’encens que l’aube apporte,
Les souffles purs, les fleurs s’éveillant dans les bois,
Les rayons, se mêlaient à l’ivresse des voix ;
Et c’était à côté du chemin de la ville.
Hors du village, et près de la borne du Mille,
Tout en allant aux champs, ils s’étaient rencontrés ;
L’herbe était verte, et l’aube éblouissait les prés ;
Les hommes avaient dit : Trêve au travail austère !
Et les femmes avaient posé leur cruche à terre,
Et, sereins, ils s’étaient mis à chanter, tandis
Que les oiseaux poussaient des cris du paradis ;
Une aïeule riait au seuil d’une masure ;
Trois laboureurs hâlés, pour marquer la mesure,
Frappaient la terre avec le manche de leur faulx ;
Les vierges, au front pur comme un lys sans défauts,
Songeaient, et, l’œil noyé, la bouche haletante,
Regardaient l’horizon dans une vague attente.
Tout à coup, au moment où les femmes en chœur
Jetaient aux forêts l’hymne enflammé de leur cœur
Que marquait la cadence agreste des faucilles,
Quelqu’un dit : « Écoutez ! paix ! » Et les jeunes filles
S’arrêtèrent, le doigt sur la bouche, entendant
Derrière le coteau brûlé du jour ardent,
D’autres voix qui chantaient, douces comme des âmes :
« Le bien-aimé, celui que vous attendez, femmes,
« C’est celui-ci qui passe et que nous amenons.
« Le triomphe nous a choisis pour compagnons,
« La lumière permet que nous marchions près d’elle,
« Et nous menons le maître à son peuple fidèle,
« Voici le bien-aimé des âmes ! et celui
« Sur qui la grande étoile éblouissante a lui !
« Toutes les majestés forment son diadème ;
« Il pourrait foudroyer, il préfère qu’on l’aime ;
« Il console Rachel, il relève Sara ;
« Il marche entre la joie et la gloire ; il sera
« Comme un bouquet de myrrhe entre deux seins célestes ;
« Son sceptre anéantit dans les rayons les restes
« Du vieux monde terrible où se tord le serpent ;
« Son nom divin est comme une huile qu’on répand ;
« Au-dessus de sa tête, étonnement des anges,
« Le ciel est un murmure immense de louanges ;
« Il est plus glorieux qu’Alexandre, et plus beau
« Que Salomon qui tient un lys dans son tombeau ;
« Il a pour champ la terre, et l’esprit pour domaine ;
« Il vient ôter la nuit de dessus l’âme humaine ;
« Il fera reculer l’Hydre qui triomphait,
« Il transfigurera le monde stupéfait ;
« L’abîme le regarde et l’aurore l’approuve ;
« Le grondement du tigre et le cri de la louve,
« La haine, la fureur soulevant un pavé,
« La guerre, se tairont devant son doigt levé.
« Dans son immensité Moloch s’écroule et sombre.
« Il est sans tache, il est sans borne, il est sans nombre ;
« Il produit, en fixant au ciel son œil béni,
« La disparition du mal dans l’infini.
« Les chars de Pharaon près de lui sont de l’ombre.
« Il est plus radieux que Nemrod n’était sombre ;
« Il brille plus qu’Ammon à qui rien ne manquait,
« Et dont le trône était le centre d’un banquet ;
« Il dépasse Cyrus, debout sur son pilastre.
« Peuple, toute son âme est une clarté d’astre.
« C’est un roi ; plus qu’un roi. C’est lui le Conquérant,
« C’est lui l’élu, c’est lui le vrai, c’est lui le grand !
« Gloire à lui ! Le soleil le voit, l’ombre l’écoute. »
Alors on aperçut, au détour de la route,
Un homme qui venait monté sur un ânon.
Cet homme, dont chacun se redisait le nom,
Était le même à qui naguère un prêtre blême
Avait jeté du haut du temple l’anathème.
Il avait les cheveux partagés sur le front ;
Des femmes qui riaient et qui dansaient en rond,
Le suivaient, et de fleurs elles étaient couvertes,
Et des petits enfants portaient des branches vertes ;
Et de partout, des champs, des toits, des bois obscurs,
Et de Jérusalem dont on voyait les murs,
Sortait la foule, gaie, heureuse, pêle-mêle ;
Des mères lui montraient leur fils à la mamelle,
Et les vieillards criaient : « Hosanna ! » Quelques-uns
Soufflaient sur des réchauds où brûlaient des parfums ;
Il s’avançait avec le calme du mystère ;
Et ces hommes louaient cet homme, et sur la terre
Étendaient leurs habits pour qu’il passât dessus ;
Quelques lambeaux de pourpre à la hâte cousus
Faisaient une bannière en avant du cortège ;
Et tous disaient : « Que Dieu le Père le protège !
Voilà celui qui vient pour nous rendre meilleurs ! »
Lui, pensif, regarda Jérusalem, les fleurs,
Le soleil au plus haut des cieux comme une fête,
Ces tapis sous ses pieds, ces rameaux sur sa tête,
Et les femmes chanter, et le peuple accourir,
Et sourit, en disant : « Je vais bientôt mourir. »
Victor HUGO, La fin de Satan, 1886.