Le droit du bourreau
L’épouvante planait sur Rome et sur le monde :
Caligula régnait !... Cet empereur immonde,
Devant lequel les rois fléchissaient le genou,
Commença comme un dieu pour finir comme un fou.
Le peuple secouait lugubrement sa chaîne.
On racontait, tout bas, que Tibère à Misène
Avait dit, désignant cet homme de la main :
« J’ai nourri le serpent de l’empire romain. »
D’abord il se montra généreux, pacifique,
Clément et circonspect. – Le réveil fut tragique...
Le soleil profila d’infâmes échafauds
Et dans la même année il doubla les impôts.
Au cirque il fit combattre, avec les bêtes fauves,
Des femmes, des vieillards vénérables et chauves,
De nobles citoyens et d’illustres préteurs
Choisis soudainement parmi les spectateurs.
Il respirait le sang. Le nombre de ses crimes
Effarait la pensée. En livrant des victimes –
Des enfants – il disait : « Je veux les voir souffrir,
Faites ainsi, bourreaux, qu’ils se sentent mourir,
Leur douleur est mon bien ! » – L’histoire de cet homme
Est clouée à jamais au pilori de Rome.
– Or, en l’an trente-neuf, un jeune magistrat,
Riche patricien et membre du sénat,
La veille de passer au rang de grand édile
Désira remplacer le bourreau de la ville.
Quand la cour eut appris ce projet infernal,
L’empereur approuva : « C’est très original ! »
Et l’ordre fut signé. – Justement une fille,
Une vierge inconnue et d’obscure famille,
Fut condamnée à mort, – car, méprisant les lois,
Elle gardait chez elle un crucifix de bois.
– À l’heure désignée, un peuple, plein de crainte,
Comme une mer qui monte, avait empli l’enceinte.
– Et, tous, ils étaient là : les orateurs fameux,
Les soldats balafrés aux bras forts et nerveux,
Les proconsuls rusés, les pontifes austères,
Les barbares velus dans des peaux de panthères,
Les vieux patriciens nobles et sans soucis,
Et l’empereur romain nonchalamment assis
Sous les rayons dorés d’un soleil magnifique.
– Une rumeur courut sur la place publique,
Un long frémissement, lorsque brilla le fer
De l’amateur-bourreau qui parut, triste et fier,
Suivi de sa victime ; – et jamais la nature
Ne vit d’enfant plus belle, et plus pâle, et plus pure.
– Alors, l’homme avili, cet homme noble et beau
Changé subitement en infâme bourreau
Promena son regard sur la foule insolente
Et, superbe d’horreur, parla d’une voix lente :
« – Vous croyez que je viens, moi, magistrat romain,
Pour le plaisir de voir couler le sang humain. –
Ah ! détrompez-vous tous ! Je ne peux plus me taire ;
Écoute, prince aveugle, un conseil salutaire :
À tes nombreux sujets donne de justes lois
Et que la liberté demeure sous nos toits ;
Punis les délateurs et fait taire l’envie ;
Laisse des jours heureux à la terre asservie ;
Chasse de ton palais les flatteurs prosternés
Et rends aux orphelins leurs pères enchaînés.
À l’âme des héros unis l’esprit des sages,
Et tu seras aimé, béni dans tous les âges.
Les sanglots des captifs, les pleurs du genre humain
Sont toujours recueillis dans un vase d’airain,
Qui, soudain, éclatant ainsi qu’un coup de foudre.
Écrase le tyran et met l’empire en poudre !
Le penser qui jaillit ne craint pas les verrous. –
Ah ! tous vous êtes là, les sages et les fous,
Tous ensemble pour voir, ô populace impure,
Si je saurai frapper d’une main ferme et sûre ?
Apprends-le donc, public, venu pour t’amuser,
Qu’un homme sait mourir quand il sait mépriser !
On s’aguerrit le cœur à maudire ses chaînes :
Redoutez, redoutez les vengeances prochaines ! –
Ah ! pour assassiner vous vous mettez d’accord !
Ah ! votre loi condamne une enfant à la mort
Et veut qu’auparavant la vierge soit flétrie
Par ses bourreaux ! Horreur ! et c’est dans ma patrie
Qu’un prince ose signer cet arrêt inhumain
Qui d’un exécuteur fait pis qu’un assassin !
Eh bien, écoutez donc ; écoute, peuple infâme,
Peuple lâche et cruel ! – je l’aime, cette femme.
Et je saurai l’aimer au delà du tombeau...
Pour sauver sa vertu je me suis fait bourreau ! »
– La foule se taisait, attentive et sévère. –
La vierge murmurait une sainte prière
Et vers l’azur profond montait un long sanglot.
– Farouche, il s’approcha du funèbre billot
Et deux fois abaissa le glaive redoutable....
Deux corps ensanglantés tombèrent sur le sable,
Et le soleil pâlit dans un ciel désolé
D’un sinistre brouillard subitement voilé.
L’amour qui les avait embrasés de ses flammes,
L’amour avait uni pour toujours leurs deux âmes.
– L’empereur souriait.... Les flatteurs, soucieux,
Cherchaient à deviner sa pensée en ses yeux.
– L’empereur souriait ! La parole féconde
Allait-elle changer la surface du monde
Et rendre juste et bon le monstre transformé ?
Pour sa vertu future allait-il être aimé ?
– L’empereur souriait !... Ainsi plus de victimes !
Plus de pleurs ! plus de sang ! on oubliera ses crimes,
Car il saura donner au monde un âge d’or
Et ses sujets verront l’amour chanter encor !
Et chacun se disait : « Notre prince est sagace ;
Mais il fallait savoir parler avec audace... »
Et chacun se taisait, chacun baissait le front.
– Alors, dans ce silence imposant et profond,
On entendit la voix du souverain de Rome :
– « Qu’on égorge tous ceux qui connaissaient cet homme ! »
C. HULÉWICZ.
Paru dans L’Année des poètes en 1890.