Le roi et le peuple

 

(FRAGMENT DE L’ÉPOPÉE DU COMTE-VERT)

 

 

FRAPPÉ dès son berceau par une loi commune,

Partout, partout le peuple a son lot d’infortune,

Comme il l’a dès les temps parcourus jusqu’ici.

– Et Dieu seul sait pourquoi son sort est fait ainsi ! –

Oui, toujours la sueur à la tempe, et l’ulcère

Au flanc, il parcourra son cercle de misère.

À la glèbe éternelle attaché pour souffrir,

Il a sous le soleil une coupe à tarir,

Coupe amère et profonde, où sa lèvre fanée

Puise chaque matin le fiel de la journée.

 

Quand son front a versé, ployant sous le fardeau,

Dans le sillon du jour ses larges gouttes d’eau,

Quand, rentrant à son gîte, il trouve, – double hôtesse

Qui l’attend à la porte, – indigence et tristesse ;

Quand, le front dans les mains, il s’assied sous ces toits

Où l’âme se sent nue, où manquent à la fois

L’huile à la terne lampe, et la paille à la couche,

Au foyer l’étincelle, et le pain à la bouche,

Sait-on bien quel penser pleure au fond de ses yeux

Ou se creuse en sillons sur son front soucieux ?

Quand, pour surcroît de maux, l’âpre exacteur enlève

Le fruit dont sa sueur douloureuse est la sève,

Quand ces hommes de fer, ces hommes qui sont rois,

Sur ses reins amaigris pèsent de tout leur poids,

Et qu’il doit, en son sein refoulant son angoisse,

Dire un merci tremblant à la main qui le froisse ;

Oh ! qui peindra comment le soc de la douleur

Passe et repasse alors sur son malheureux cœur !

 

Vous, élus d’ici-bas, dont jamais assouvie

La lèvre absorbe à flot tout le miel de la vie,

Ah ! vous oubliez trop qu’à côté du festin

II passe à jeun, courbé sous le faix du destin !

 Vous, pour qui chaque aurore a de riants mirages,

Chaque midi des eaux, des brises, des ombrages,

Chaque soir des concerts, des banquets, des sommeils

Couronnés par l’amour et les songes vermeils...

Puissants, pour qui la terre est un tapis de roses,

Ne foulez pas celui dont la sueur l’arrose !

Car Dieu, qui fait germer vos jours comme des fleurs,

Sait des yeux qu’il afflige aussi compter les pleurs.

 

                                                ⁂

 

Mais vous, soyez loués, pères de la Savoie,

Ô rois compatissants que le ciel nous envoie !

Car nous vous devons tout. D’abord, vos boucliers

Aux fils de la montagne ont créé des foyers ;

L’ombre du trône fut leur première patrie :

Au vieil âge ils étaient fils de la barbarie.

C’est vous qui, recueillant tous ces humains débris

Au pilon féodal comme un limon pétris,

Avez d’un digne peuple, à cette masse obscure,

L’animant de votre âme, imprimé la figure.

Les factions plus tard nous ayant engloutis,

Vous nous avez tiré du chaos des partis ;

Et, dénouant les fers de nos mains enchaînées,

Vous nous avez refait de douces destinées.

Puis, quand les étrangers nous avaient envahis,

Vous nous avez sauvés, et les champs du pays

Se souviennent encor combien vous en donnâtes,

Du sang, pour racheter le seuil de nos pénates !

Sous votre ombre aujourd’hui, qui nous cache à l’entour

Les lueurs de l’orage et non les feux du jour,

En paix avec le Dieu qu’adoraient nos ancêtres,

Fidèles à nos mœurs comme à leur sol nos hêtres,

Loin des vents dont parfois d’autres cieux sont troublés,

Nous creusons nos sillons et moissonnons nos blés,

Bien sûrs qu’à nos destins, comme un regard lucide,

L’esprit d’amour du haut de ce trône préside.

Comme l’infortuné va prier aux autels,

Notre premier instinct, dans les fléaux mortels,

C’est d’aller droit à vous, visible Providence,

De nos calamités faire la confidence :

Et vous, tendant la main aux maux que nous souffrons,

Vous restaurez nos cœurs et relevez nos fronts.

Aussi, voyant en vous la bonté, sceau suprême

Des vrais Oints du Seigneur, l’Humanité vous aime.

Notre charte vivante à nous, celle où les droits

Du peuple sont écrits, c’est le cœur de nos rois ;

Et c’est dans ce fonds-là qu’en tout temps nous puisâmes

Pour les besoins croissants de la vie et des âmes.

Vous donc, soyez loués, qui nous faites si doux,

Si serein l’horizon du sort ; qui parmi nous

Passez, comme à travers les airs ces météores

Qui fécondent la plage où glissent leurs aurores !...

 

                                                ⁂

 

Vieille ombre dont notre œil, frappé d’un saint respect,

À peine de si loin peut soutenir l’aspect !

Témoin monumental des luttes athlétiques,

Où le patron géant des natures antiques

En sa beauté sévère apparaît retracé,

Sors des poudreux linceuls d’un monde trépassé !

Âme du vieil honneur, figure grandiose

Dont six siècles bientôt ont fait l’apothéose,

Sur ce siècle amoindri, face, hélas ! sans splendeur,

Pour un jour lève-toi de toute ta grandeur.

 

Toi, modèle accompli de ces nobles visages

Qui, pareils à des mâts, sur l’océan des âges

Surnagent si sereins et si hauts, que le temps

Ne peut couvrir leurs traits avec ses flots montants,

Viens nous dire, Ombre illustre, à nous, race appauvrie

Chez qui des beaux élans la source s’est tarie,

À nous, spectres d’un jour, fantômes qui passons

Sans laisser plus de trace au sol que les moussons

N’en laissent sur la mer chaque soir nivelée,

Où la ride s’efface, à peine cannelée ;

À nous qui ne trouvons d’ardeur en notre pouls

Que pour d’humbles efforts d’une heure au plus, à nous,

Frêles âmes de chaume, à grand bruit enflammées,

Qui pour un seul éclair jetons mille fumées...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Viens nous dire comment il se faisait qu’au sein

D’un monde où le méfait, le meurtre, le larcin,

Revenaient au plus fort comme un droit de naissance,

Où des tyrans du fief la brutale puissance

Aux plus saints droits humains étaient un attentat ;

Comment il se faisait, dis-je, qu’il palpitât

Au sein de l’esclavage une nature d’hommes,

Grand type disparu de la terre où nous sommes :

D’hommes qui consacraient tout leur être, âme et sang,

À relever d’en bas le peuple gémissant...

Hercules des beaux jours de la Foi, noble groupe

Dont l’âme forte avait dans sa taille la coupe

De l’armure géante et luisante au soleil

Dont leurs membres d’airain revêtaient l’appareil.

 

Toi dont le cœur restait serf de la foi jurée,

Dis combien le serment, de l’âme voix sacrée

Dont la langue aujourd’hui ne fait plus qu’un jouet,

Était saint pour un preux : et comme il se vouait,

Si rigide que fût le labeur de ce rôle,

À tenir pur et net l’honneur de sa parole,

Semblable, en cet office, à la vierge qui prend,

Pour garder sa pudeur, un soin persévérant,

Prête même, s’il faut, à subir le supplice

Avant que sur son front cette fleur ne pâlisse.

De quelle paix enfin son cœur était rempli

Quand il tombait au champ de gloire, enseveli

Dans son serment, intact jusqu’à l’extrême épreuve

Comme un défunt plié dans une toile neuve !

Dis-nous ce que la croix, symbole généreux

À leur sein attaché, disait au cœur des preux,

Et ce que répondait, émue en sa racine,

Au signe rédempteur leur profonde poitrine !

 

Dis-nous, ô champion du Christ, dis-nous comment

L’évangélique foi pouvait, en animant

De ses feux éthérés leur robuste nature,

De leur âme, au péril, tant hausser la stature ;

Pourquoi ce sein des preux, où tant d’amour vibrait,

À vider tout leur sang à chaque heure était prêt

À la voix de l’honneur, leur seule idolâtrie ;

Et comment, aux instants chanceux où la Patrie

Contre ses ennemis invoquait leur secours,

Prodigues d’action, avares de discours,

Calmes, simples et forts comme le vrai courage,

Sans marchander le prix allant droit à l’ouvrage,

La Patrie et le Roi dussent-ils être ingrats,

Ils s’annonçaient du cœur et parlaient haut du bras !

 

Dans le champ de la vie, où sans but notre âme erre,

Apprends-nous, chevalier, quelle noble chimère

De loin, comme une étoile, orientait leurs pas !

À toi qui de sentier jamais ne te trompas,

Tu nous diras pourquoi, le long de la carrière,

Leur course, qui par temps nous semble aventurière,

N’a cependant laissé, partout brillante à voir,

Jamais de trace ailleurs qu’au chemin du devoir !...

 

                                                                             (1884)

 

 

 

Dr JACQUEMOUD.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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