LA CHANSON DES FONDEURS DE CLOCHES
Quand les fondeurs, au Moyen Âge,
Fondaient les cloches des clochers
– Ces abeilles de fer des célestes ruchers
Qui, prisonnières dans leur cage,
Chantent les fêtes du village
Et pleurent pour les morts sous la terre couchés ; –
Groupés autour de la grand’cuve
Où bouillait l’airain frémissant
Dont la masse liquide au flot couleur de sang
Distillait un étrange effluve
Et qui, grondant comme un Vésuve,
Inondait l’atelier d’un jour éblouissant ;
Ces fondeurs aux âmes cruelles
– Conte une histoire du passé –
Prenaient, pour couronner le travail commencé,
Aux sons d’antiques villanelles,
Parmi les vierges les plus belles
Une vierge au beau corps entre tous encensé.
Devant la cuve parvenue,
Alors, d’un sombre piédestal,
Dans ce brasier de fonte au flot dense et brutal
Ils la plongeaient, hurlante et nue,
Afin que son âme ingénue
Vivante, s’immisçât dans le cœur du métal.
Et l’âme restant prisonnière
Dans la grande cloche de fer
D’avoir au long des jours aimé, vécu, souffert –
Donnait la vie à la matière
Pour que, là-haut, dans la lumière
La cloche pût chanter comme un gosier de chair.
Car l’airain sacré chante et pleure
La joie et le deuil tour à tour
– Au-dessus des vivants et des morts, dans sa tour –
Comme autrefois, dans sa demeure,
Pleurait ou chantait, selon l’heure,
Celle à qui l’on ravit la lumière du jour !
*
* *
Ô Poète ! Elle est ton symbole
Cette cloche aux grands rythmes clairs :
Plonge ton âme ardente au métal de tes vers
Comme une vierge qu’on immole,
Afin que, vivante parole,
Ton chant se répercute au cœur de l’Univers.
Car sans âme toute œuvre est morte !
Toute cloche aura des sons vains !
Comment édifier des rythmes souverains
Dans la strophe où le souffle avorte ?
Forge tes vers de telle sorte
Qu’ils aient la résistance et l’éclat des airains.
Pierre JALABERT.
Paru dans La Muse française en 1923.