Prière pour que les autres aient le bonheur

 

 

Mon Dieu, puisque le monde fait si bien son devoir,

puisqu’au marché les vieux chevaux aux genoux lourds

et les bœufs inclinés se rendent tendrement :

bénissez la campagne et tous ses habitants.

Vous savez qu’étendus jusqu’à l’horizon bleu,

entre les bois luisants et le gave coureur,

sont des blés, des maïs et des vignes tordues.

Tout ça est là comme un grand océan de bonté

où tombent la lumière et la sérénité

et, de sentir leur sève au soleil clair de joie,

les feuilles chantent en remuant dans les bois.

Mon Dieu, puisque mon cœur, gonflé comme une grappe,

veut éclater d’amour et crève de douleur :

si c’est utile, mon Dieu, laissez souffrir mon cœur...

Mais que, sur le coteau, les vignes innocentes

mûrissent doucement sous votre Toute-Puissance.

 

Donnez à tous tout le bonheur que je n’ai pas,

et que les amoureux qui vont se parler bas

dans la rumeur des chars, des bêtes et des ventes,

se boivent des baisers, la hanche sur la hanche.

Que les bons chiens paysans, dans un coin de l’auberge,

trouvent la soupe bonne et s’endorment au frais,

et que les longs troupeaux des chèvres traînassantes

broutent le verjus clair aux vrilles transparentes.

Mon Dieu, voici : négligez-moi si vous voulez...

Mais... merci... Car j’entends, sous le ciel de bonté,

ces oiseaux qui devraient mourir dans cette cage,

chanter de joie, mon Dieu, comme une pluie d’orage.

 

 

 

Francis JAMMES, Le deuil des primevères, 1898-1900.

 

 

 

 

 

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