Fragment de « Tristesse du soir »
On songe avec terreur aux millions de races
Qui luttèrent un jour, et furent, avant nous,
Sans voir plus de lumière et laisser plus de traces,
Un troupeau de rêveurs vivant sur les genoux...
Nous vivons, nous passons ; et nul ne s’inquiète
De cet être, sorti des fanges du chaos,
Qui, s’écoutant parler sur la terre muette,
Prit pour la voix d’un Dieu le soupir des échos...
Un jour, ce Dieu lointain descendit sur la terre :
Peut-être que son œuvre était son seul remord !
Pour délivrer du mal le globe solitaire,
Il subit un instant la honte de la mort.
La divine douleur n’a pas été féconde :
Jésus parlait d’aimer, d’espérer, de souffrir ;
Mais ses cris, en tombant dans l’abîme du monde,
Ont précisé nos maux sans pouvoir les guérir.
Quelques rêveurs s’en vont, les yeux sur les étoiles ;
Or, ces mondes lointains ont aussi leurs mortels,
Qui, cherchant comme nous l’absolu sous ses voiles,
À leur rêve céleste élèvent des autels...
Oui, l’infini me hante et luit sous ma prunelle.
Je contemple en pleurant les célestes sommets,
Dans l’espoir insensé que l’aurore éternelle
Va remplir mes regards assouvis à jamais...
Et, fils croyant encor d’une race mystique,
Ainsi que mes aïeux du temps primordial,
Je m’accoude, en rêvant, sur les rocs d’Armorique,
Et je jette un grand cri vers un vague idéal.
Aux sombres profondeurs du rêve et du mystère,
Pleines d’un poudroiement de planètes en feu,
Je sens quelqu’un de bon qui veille sur la terre,
Et j’écoute, à genoux, battre le cœur de Dieu.
Ludovic JAN.
Paru dans L’Année des poètes en 1891.