Sacrifice
Vous rompez le premier ce pénible silence,
Et vous me demandez raison de ma douleur,
Quand vous avez brisé ma plus chère espérance
En m’ouvrant votre cœur.
Quoi ! vous avez cherché la céleste lumière,
Et votre âme en priant n’a pas su la trouver !
Mais j’ai promis cette âme à l’amour d’une mère,
Et je vais la sauver.
Ici j’étais heureuse et ma vie était belle...
Je vais en me donnant vous acheter à Dieu.
Je ne vous verrai plus qu’en la vie éternelle :
Je viens vous dire adieu.
Il faudra bien qu’à Lui le Seigneur vous amène,
Lorsque, près d’un mourant prosternée à genoux,
Sous ma robe de bure et mon voile de laine,
Je le prierai pour vous.
D’autres courent à Dieu sans regarder le monde,
Comme un oiseau dans l’air s’élance à son réveil,
Comme un fleuve à la mer, comme le cerf à l’onde,
Comme un aigle au soleil !
Moi, je suis prise encore aux lambeaux de la chaîne
Qu’en un effort suprême hier j’ai su briser ;
Aux pieds de son Seigneur, mon urne qui se traîne
Ne sait se reposer.
Je regarde en arrière, et je tremble... et j’écoute...
C’est un cœur partagé que je porte à mon Roi,
Et je laisse partout aux buissons de la route
Quelque chose de moi.
Mais le Seigneur est bon... si bon qu’on peut lui plaire
Avec un cœur brisé ; sa grâce en un seul jour
Console et fortifie ; il me rendra, j’espère,
Digne de son amour.
Adieu ! lorsque pensif, et lassé de la terre,
Au travers des rumeurs qui s’élèvent d’en bas,
Vous entendrez descendre une voix solitaire,
Ne la repoussez pas !
Et puis quand vous verrez apparaître une étoile
Inconnue à vos yeux ; lorsque devant la foi,
Vos préjugés vaincus tomberont comme un voile,
Vous penserez à moi.
J’aurais peut-être dû boire tout le calice,
Emporter mon secret, sourire en m’éloignant.
Vous n’auriez pas compris... ce premier sacrifice
Eût été le plus grand.
Ah ! que le Dieu clément dont la grâce m’invite
Pardonne si je suis faible encore aujourd’hui !
J’ai voulu vous revoir... maintenant je vous quitte,
Et je suis tout à Lui.
Marie JENNA,
Élévations poétiques et religieuses,
1880.