Le malheur

 

                           à M. A. C.

 

 

Le malheur nous régénère,

Nous que le doute énerva :

Du Dieu fort et débonnaire

Obstiné missionnaire,

Par tout l’univers il va.

 

Point de trêves, point de sommes

Pour ce dur réformateur ;

Sur l’ample globe où nous sommes

Il ira, tant que les hommes

Oublîront leur créateur ;

 

Tant qu’orgueilleux de mérites

Vains ou qu’ils n’ont jamais eus,

Ils traiteront en proscrites

Les saintes vertus écrites

Avec le sang de Jésus.

 

Qu’on le brave ou qu’on le craigne,

Il paraît à son moment ;

Le temps n’use pas son règne,

Et chaque siècle s’imprègne

De son profond rudiment.

 

Sachons voir en lui la preuve

De l’amour du Tout-Puissant !

Oui, tout mortel qui s’abreuve

Longtemps au puits de l’épreuve

Où chacun de nous descend,

 

Humblement s’il se résigne,

Du péché s’il ne veut plus,

Dans le ciel où Dieu l’assigne,

Boira, privilège insigne,

À la coupe des élus.

 

Celui que le vol de l’heure

Ne trouble pas en secret,

Que pas un souci n’effleure,

En qui la brise qui pleure

N’éveille pas un regret,

 

Et qui, grossier ver de terre,

N’a jamais été vaincu

Par la douleur salutaire,

Ignorant du grand mystère,

Celui-là n’a pas vécu.

 

Heureux l’homme que réclame

Le joug pesant du chagrin !

La joie est rapide flamme ;

Partout les pleurs sont à l’âme

Ce que la pluie est au grain.

 

Le Seigneur aime et seconde

Les affligés à genoux ;

Toute souffrance est féconde :

C’est une divine sonde

Qui cherche le bien en nous.

 

Triste avant la saison mûre,

Qui mieux que vous sait cela,

Vous, pauvre arbre sans ramure,

Que le torrent qui murmure

Avec fureur harcela ;

 

Vous, qu’un précoce veuvage

Détruit lambeaux par lambeaux ;

Vous dont, sur l’humain rivage

Que la vieille mort ravage,

Le pied heurte trois tombeaux ;

 

Sur une cime élevée,

Joyeux, vous aviez porté

Et la mère et la couvée ;

Mais la trombe est arrivée,

Et seul vous êtes resté.

 

Oh ! fatidique tourmente,

Vide affreux, regret vainqueur !

Regret que le temps augmente,

Et qui toujours se lamente

Dans le fond de votre cœur !

 

Ami, quoique poursuivie

Du plus cruel souvenir,

Votre solitaire vie

Est bien digne qu’on l’envie :

Vous vivez pour l’avenir.

 

Si l’essor de vos beaux rêves

Eût été plus soutenu,

En deuil de fêtes si brèves,

Sur les poétiques grèves,

Dites, seriez-vous venu ?

 

Sans le rude apprentissage

Que vous avez supporté,

Auriez-vous appris, cher sage,

Que la terre est le passage

Et le but, l’éternité ?

 

Fuyant la tourbe méchante,

Auriez-vous, époux constant,

Avec une foi touchante,

Regardé les cieux où chante

Celle qui vous aima tant ?

 

L’humanité ne souhaite

De Dieu l’austère entretien

Qu’alors qu’elle est inquiète :

Le malheur vous fit poète,

Le malheur vous fit chrétien.

 

Poète à la voix savante,

Chrétien rempli d’onction,

Pleurant à vos vers qu’on vante,

Toute une foule fervente

Bénit votre affliction.

 

 

 

Paul JUILLERAT.

 

Paru dans La Muse des familles en 1858.

 

 

 

 

 

 

 

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