Saint Michel

 

ÉLÉGIE BRUXELLOISE

 

 

 

                                             Spartam nactus es, hanc adorna.

        

        Ville, balance ton hochet !

        Le ciel m’assiste – ton cœur m’aide ;

        On vous dit : « Cherchez Andromède

        et voici Persée au rocher. »

        

        Sur les voiliers – au pied du mât,

        dans le vent d’est qui le charma,

        le mousse encor novice admire la vigie.

         « Comment peut-on monter si haut ?

        Cordage, agrès, cordes, signaux,

        miracle, mirage, magie. »

 

            Et vous, et vous, beau saint Michel,

        Où donc trouvâtes vous échelle

        d’acier, de chanvre ou bien de soie ?

            Et tout le long des échelons,

        n’eûtes-vous pas peur – tout le long ? –

        aviez-vous solide courroie ?

            Beau saint Michel des jours de fête,

        avez-vous grimpé jusqu’au faîte

        de clocheton en clocheton ?

            Par les célestes avenues,

        êtes-vous descendu des nues,

        berger des nuageux moutons ?

            Sous la perpétuelle averse,

        débarquâtes-vous à Anvers,

        jeune ambassadeur du soleil ?

            Êtes-vous quand le vent circule,

        au carrefour du crépuscule

        agent de police vermeil ?

            Impatient colombophile,

        pensez-vous découvrir la file

        de vos pigeons à l’horizon

        ou, maëstro que le soir guette,

        dirigez-vous à la baguette

        l’oratorio des saisons ?

            Inquiétante double-croche,

        breloque d’or faux qu’on accroche,

        cerf-volant qui s’est accroché,

        – énigme – énigme sans remède,

        on vous dit : « Cherchez Andromède

        et voici Persée au rocher. »

            Venise a le lion, mais Bruxelles vous a.

        Allons, « petit Liré », courage, nous y sommes :

        il faut bien avouer qu’en somme

        la grande place vaut la piazza.

 

Saint Michel, écoutez la dévote oraison.

Saint Michel, protégez la rue et la maison,

les passants, les chariots, les charrettes, les chiens,

les magasins, les ateliers, les ministères

et les tristes bureaux où des âmes se fanent.

    Saint Michel, étendez le glaive tutélaire

au-dessus des pignons, des toits et des clochers

et sur tous les marchands et sur tous les marchés :

– marché aux grains, au bois, au charbon, aux poulets,

aux fromages, montagne aux herbes potagères –

protégez les fripiers, les tanneurs, les bouchers,

les alexiens, les augustins et les minimes,

les ursulines, les riches-claires.

 

    Saint Michel, protégez aussi la putterie,

les habitants massifs du square de l’Industrie

et protégez, divin Archange,

                les agents de change,

                les administrateurs de tram,

                le conseil des hospices et l’Écho de la Bourse

                et le Moniteur des Intérêts matériels

                (les autres intérêts n’ont pas de moniteur),

                le grand théâtre : place de la Monnaie,

                l’université : rue des Sols.

 

    Saint Michel, ces bourgeois importants et voraces,

ce sont vos paroissiens ; vous avez charge d’âmes.

Il y a de petites flammes

qui peuvent s’allumer dans les chairs les plus grasses,

au fond des yeux rebelles, au fond des cœurs pervers,

    Saint Michel, enseignez le chemin de la grâce,

écartez de nos pas les embûches du diable,

Archange, ayez pitié de ces riches serviles,

il y a tant de braves gens dans votre ville !

 

    Les ouvriers tout bleus dans l’aube violette,

les écoliers aux mains gourdes qui se dépêchent,

les vendeurs de raisin, d’asperges et de pêches,

et la vodden en beenen et la femme aux légumes,

la servante qui lave le trottoir,

les gamins de rue qui jouent aux billes,

montagne de l’oratoire (elle triche – la montagne – et fait glisser la bille plus qu’il ne faut) ;

les petites filles

qui jouent du piano

et les aveugles de l’accordéon

et les étudiants : code Napoléon

ou calcul intégral ou tragédie grecque ;

        il y en a qui sont ignares et qui beuglent,

mais d’autres sont pensifs et studieux ;

quelquefois, le matin, de longs traits radieux

viennent frôler leur front dans les bibliothèques

et Verhaeren aimait leurs clairs laboratoires.

 

    Archange, intercédez pour ces âmes charmantes,

Archange, faites-leur moins rude le chemin,

Archange, si la vie ingrate les tourmente,

pour l’aider à porter un fardeau trop humain

que chacune auprès d’elle ait un ange

fraternel, inquiet, prévenant et sensible.

Ô vous l’ange qu’on voit tout en or dans le ciel,

 

 

                                SAINT MICHEL,

 

veillez sur tous vos frères invisibles !

    Il n’y a pas autant de fraises dans les bois,

il n’y a pas autant d’abeilles dans les ruches,

il n’y a pas autant de cierges à Lorette,

de perles dans la mer, d’étoiles dans la nuit qu’il n’y a d’anges sur la ville,

et leur geste fervent, ami des longs travaux,

accepte l’ordre humain, s’efforce de le suivre,

se penche sur l’outil – s’incline sur le livre,

accompagne l’enfant, harnache les chevaux,

souffre avec le malade et prie avec le mort.

 

 

                                SAINT MICHEL,

 

au-dessous du dragon voyez l’humain lignage,

tous ceux qu’un mur enserre et qu’un nom réunit.

Veillez sur eux.

                            La ville est un navire

                        filant quarante nœuds sur l’océan des âges.

 

    Micronésie : archipel des nuages

                        qui vont se peindre à l’orient

                        et toute la magie des soirs.

                            Au pied du mât

                            dans le vent d’est

                            qui le charma,

                            levant le front

                            – et de sa main

                            faisant visière –

            le mousse encor novice admire la vigie

                            rien qu’un instant,

                            puis il s’en va

                            en sifflotant

            au rythme lent mais inflexible de la proue.

 

 

 

                                                             Léon KOCHNITZKY.

 

                                              Paru dans la Revue belge en 1924.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net