Monologue de Césara dans la cathédrale
Tout à coup, au-dessous de mes pieds s’élève une harmonie grave et solennelle ; on eût dit la voix des orgues se mêlant aux chants de la foule ; et, toujours plus larges et plus retentissants, ces accords montaient du bas de l’église, m’entourant, m’enveloppant de leurs ondes sonores.
Et après chaque accord la clarté de la lune devenait plus vive, les étoiles se dilataient, comme des prunelles de feu, plus larges, plus grandes et plus brillantes. Tout le ciel, comme une mer lumineuse, est suspendu sur ma tête ; sous mes pieds la terre s’étend comme une glace où se reflète toute cette lumière : seulement la tour et la cathédrale sont noires, noires comme un noir rocher.
Et partout, partout, au milieu de cette lumière, j’aperçus des masses de nations passant et repassant ; j’entendis leurs voix et l’écho de leurs pas. Sans se détourner, elles marchaient, et, quand elles se rencontraient, il s’élevait un bruit frémissant, et quelquefois comme un doux chant de paix, et elles s’avançaient toujours, toujours vers l’horizon sans bornes.
Et au milieu de ces nations, j’ai aperçu une poignée d’hommes couverts d’habits de deuil, et portant un étendard sur lequel il était écrit : Nation. C’étaient les derniers d’une dernière génération ; ils marchaient lentement comme derrière un convoi. Ils marchaient aussi vers l’infini. Et partout où ils rencontraient d’autres masses, c’étaient avec des débris de sabres qu’ils se frayaient le chemin. Beaucoup d’entre eux traînaient encore à leurs pieds et à leurs mains des restes de chaînes ; leur teint pâle, leur figure défaite révélaient une horrible fatigue. Ils portaient avec eux des enfants expirants ; d’autres tenaient dans leurs bras des femmes évanouies ressemblant à des anges visités par la mort. Beaucoup d’entre eux marquaient leur passage par des traces de sang ; sur leurs poitrines j’ai vu des plaies, sur leurs fronts des couronnes d’épines ; dans leurs mains ils tenaient comme des croix entourées de fleurs flétries ; et comme des tombes ils étaient silencieux. Ils combattaient sans cris, ils tombaient sans plaintes, ils triomphaient sans chants de victoire. Sans se plaindre, ils marchaient à un nouveau combat et à la mort !... J’ai regardé longtemps si quelqu’un ne les saluait pas d’une parole compatissante, d’un regard, d’un serrement de main fraternel ; mais non, jamais nulle part, personne ne leur a tendu la main ; nul ne leur a fait place, pour que ces mourants pussent passer en paix. Les nations en masse, comme de noires murailles, leur barraient le chemin ; comme de noirs torrents, faisaient couler devant eux leurs ondes menaçantes !
Josef KRASZEWSKI, Le rêve de Césara.
Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,
par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.