Procession fantomale
Nul n’a rien su, hormis les saints gothiques,
Nul n’a rien vu, hormis le clair de lune,
Nul n’a rien dit, hormis le vent nocturne.
C’est lui qui me l’a chuchoté.
Cette nuit-là, au long des nefs mystiques,
Une procession étrange a défilé.
Tous les carriers, tous les maçons
– Vêtus à l’ancienne façon –
Tous ceux qui sertirent le verre,
Tous ceux qui battirent le fer,
Tous ceux qui fouillèrent le bois,
Tous ceux qui simplement portèrent
Les moellons lourds et se courbèrent
À longueur de jour sous leur poids.
Tous ceux qui de la cathédrale ne connurent
Qu’un arc de cintre, un pan de mur,
Une ogive à peine ébauchée
Ou moins encor : l’assise au fond du sol
De ce qui deviendrait cette tour élancée,
Tous ceux qui donnèrent l’envol
Aux colonnes inachevées...
Tous ceux qui de sueur baignèrent
l’œuvre en croissance et la firent germer,
Tous ceux-là, tous ceux-là en masse se pressèrent
Dans l’ombre dense, en grand silence.
Ils se mêlaient, fils d’époques diverses,
Serfs et communiers étroitement unis,
Celui qui défricha serré contre celui
Qui planta le coq d’or nourri d’ambre et d’averses.
Chacun sans hésiter allait droit vers « sa » pierre,
Vers « son » vitrail entre les plombs dormant,
Ou vers la ligne de ciment
que « sa » truelle avait lissée en la lumière.
Et chacun amoureusement
Caressait la part minime
Qu’il avait dans l’œuvre sublime.
Inégaux en labeur, mais égaux dans la joie,
En cette cathédrale enfin parachevée,
Dont ils voyaient pour la première fois
La tour immense éventrer les nuées,
En théories indéfinies,
Toute la nuit, ils ont passé.
Nul ne l’a su, hormis les saints gothiques,
Nul ne l’a vu, hormis le clair de lune,
Nul ne l’a dit, hormis le vent nocturne.
Simone KUHNEN DE LA CŒUILLERIE.
Inédit recueilli dans
La nouvelle poésie belge d’expression française,
anthologie 1950-1960,
préfacée par Pierre-Louis Flouquet,
Unimuse, 1961.