L’amour et la mort

 

 

À mon maître, M. Ferdinand Gravrand.

 

 

Je vis deux jeunes gens, deux éphèbes sublimes,

Venir du ciel, vêtus d’un éclat surhumain ;

Dans un nuage d’or, glissant du haut des cimes,

Ils venaient, lumineux et se donnant la main.

Nul voile ne couvrait leur nudité pudique,

Hors ce léger manteau que la sculpture antique

Jetait négligemment sur le dos de ses dieux,

Et, l’autre bras armé du flambeau qui dévore,

Ils descendaient, pareils à quelque météore,

              À travers le soir radieux.

 

Ils planaient, ils voguaient... leur beauté fraternelle

Éclatait, et faisait deviner, à coup sûr,

Deux célestes jumeaux d’origine éternelle

Éclos d’un seul baiser et sous le même azur.

On eût pu, tout d’abord, les confondre au passage,

Tant chacun de leurs traits, de visage à visage,

Allait se refléter comme dans un miroir,

Et jamais cependant la nature, en deux frères,

N’offrit aux yeux surpris des beautés plus contraires,

              Des contrastes plus grands à voir.

 

L’un, blond et fort, avait les chairs roses et rondes ;

L’autre était maigre et pâle et noir comme l’Ennui ;

L’un semblait le soleil qui sort du sein des ondes,

L’autre, un dernier rayon de l’astre de la nuit.

L’un levait fièrement sa tête étincelante,

Et, le front découvert, la prunelle brûlante,

Assuré de son but, regardait en avant ;

Et l’autre, qui baissait son regard vers la terre,

Sous ses longs cheveux noirs cachait son œil sévère,

              Et se détournait en rêvant.

 

Le premier souriait. Sa robuste poitrine

D’un souffle impétueux se gonflait puissamment ;

L’ironie et l’orgueil dilataient sa marine,

Et brillaient dans ses yeux ainsi qu’un diamant.

On lisait sur sa lèvre, avec art dessinée,

À la fois la douceur dont l’âme est fascinée,

Et cette majesté dont nous nous effrayons ;

Et quand il rejetait son beau front en arriéré,

Il semblait secouer, sur sa tête guerrière,

              Une crinière de rayons.

 

L’autre aussi souriait ; mais sur son front sublime,

Le sourire flottait, anxieux, agité,

Comme un de ces éclairs qui, brillant sur l’abîme,

En révèlent soudain l’affreuse immensité.

Sa bouche aux doux contours ne s’entr’ouvrait qu’à peine,

Le bleuâtre reflet de ses cheveux d’ébène

Jouait sur ses beaux traits à demi transparents,

Comme, à travers la nuit des chambres mortuaires,

La lugubre clarté des cierges funéraires

              Luit sur la face des mourants.

 

Et du flambeau brûlant que, dans ses mains vermeilles,

Le premier agitait comme un sceptre de feu,

Des étincelles d’or pleuvaient au loin, pareilles

À des astres errants sur le firmament bleu.

Et, du flambeau que l’autre à sa main alanguie,

Éteint et renversé, laissait pendre sans vie,

Comme un tronçon de glaive aux mains d’un combattant,

On voyait s’écouler je me sais quel dictame

Qui, plus doux qu’un parfum de myrrhe et de cinname,

              Embaumait l’éther éclatant.

 

Et, tandis qu’ils passaient, les peuples pleins d’alarmes

Étendus devant eux en adoration,

Palpitaient sur le sol et baignaient de leurs larmes

L’ombre qu’y projetait la sainte vision.

Comme au-devant des rois une escorte s’avance,

On entendait marcher l’extase et le silence

Devant le divin couple au vol majestueux,

Et je voyais au loin s’incliner plus de têtes

Qu’on ne voit sur la mer, au souffle des tempêtes,

              Frémir de flots tumultueux.

 

Et parfois l’un de ceux que l’ivresse brûlante

Sur les bords du chemin prosternait anxieux

Se relevait touché par l’étincelle ardente

Que le blond immortel secouait dans les cieux.

Alors on le voyait se dresser sous la nue,

Superbe, les yeux pleins d’une flamme inconnue,

La lèvre en feu, le sein gonflé, les bras ouverts :

On eût dit qu’il voulait, ce fils du temps rapide,

Sur son cœur dilaté, sur son cœur intrépide,

              Presser tout le vaste univers.

 

Mais bientôt l’étincelle, en brasier agrandie,

Comme un chancre rongeait ses membres torturés,

Et l’horreur flamboyait comme un rouge incendie

Dans l’orbite sanglant de ses yeux égarés.

Tordu par la douleur comme un fer dans la forge,

Il hurlait, plus bruyant qu’un taureau qu’on égorge.

Et son sang et sa chair crépitaient sous le feu :

Tel, des serpents divins triste et fatale proie,

Laocoon jadis, dans les champs où fut Troie,

              Se débattait, maudissant Dieu.

 

Alors le pâle éphèbe aux prunelles austères

Versait son doux nectar sur ce bûcher vivant ;

Et soudain le mortel sentait, dans ses artères,

La flamme et la douleur s’éteindre au même instant.

Surpris, il redressait sa tête rassurée,

Blême encore, et pourtant déjà tout éclairée

Des lointaines lueurs d’un meilleur Orient ;

Son œil s’illuminait de joie et d’espérance,

Puis, la main sur son cœur, fier de sa délivrance,

              Il expirait en souriant.

 

Ainsi, sans vous lasser, du couchant à l’aurore,

Vous portiez tour à tour, ô célestes jumeaux,

Toi, l’ivresse qui brûle et le feu qui dévore,

Toi, le baume divin qui guérit tous les maux.

Franchissant l’infini sur vos ailes de flammes

Vous alliez, choisissant, dans le troupeau des âmes,

Les cœurs qui devant vous s’ouvraient comme des fleurs.

Et comme aux champs, l’automne, on répand les semences,

Vous répandiez sur eux les voluptés immenses

              Avec les immenses douleurs.

 

Et je compris alors la parenté mystique

Qui joint la sombre Mort à l’Amour enflammé,

Et qui veut qu’au sortir de son rêve extatique

L’on ne puisse plus vivre après avoir aimé.

Et je vous reconnus, ô divins Dioscures,

Et le mot solennel des énigmes obscures

Me fut, dès cet instant, révélé sans effort ;

Et, voyant près de toi ton frère me sourire,

Ma bouche désormais cessa de te maudire,

              Amour, ô jumeau de la Mort !

 

 

 

Godefroid KURTH.

 

 

Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi

par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,

professeur à l’Université de Liège, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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