La flèche de Strasbourg
– Strasbourg, ta flèche appelle et brave le tonnerre,
Le canon respectait ton clocher centenaire,
Ta haute cathédrale était libre et régnait,
Et le Rhin, large fleuve où le flot te fit naître,
Promenait son courant, seul seigneur et seul maître,
Et ton front s’y mirait et ton cœur s’y baignait.
Le Rhin, Strasbourg, l’Alsace avec sa cathédrale,
L’escalier de la tour dans sa longue spirale,
La cloche solitaire et l’unique clocher,
Tout respirait ainsi qu’une même personne,
Et le Rhin se hâtait lorsque la cloche sonne,
Et parmi les grands monts répondait le rocher.
Nulle main n’a monté plus haut une autre flèche ;
Avant nos jours de mort nul n’y fit une brèche ;
Elle était vierge ainsi qu’un mont immaculé :
Göthe seul y voyait sans avoir un vertige,
Jamais fleur n’a vécu plus haute sur sa tige,
Et jamais de plus haut Dieu ne nous a parlé.
C’est la reine des temps, des merveilles gothiques ;
Elle voit au-dessous les églises antiques,
S’efforçant de monter, mais ne le pouvant plus.
Chartres, Amiens, Anvers, les splendides rivales,
Viennent vers sa poitrine à larges intervalles,
Mais le ciel les arrête en nos jours de refus.
Seule, tu poursuivais la grande pyramide,
Devant qui le soleil même tombe timide,
Tu ne l’as pas connue. Ah ! tu pouvais lutter,
Et d’un tout petit pas, d’un seul jet de prière,
Tu dépassais l’Égypte et restais la première :
Mais Dieu ne bâtit plus, il fallait te hâter.
Comme une vierge étrange à l’unique mamelle
Ta flèche attend encore une flèche jumelle,
Et ton clocher appelle et désire un clocher,
Et ta cloche voudrait le son d’une autre cloche,
Mais éternellement en vain ton cœur s’approche,
Aucun pic ne surgit sur le second rocher.
Ainsi, même en naissant tu semblas mutilée
Dans ta beauté parfaite et ta splendeur ailée ;
Il te faudrait une aile encor pour être oiseau ;
Le maître refusa pour te laisser sur terre,
Et toujours d’un effort l’autre aile solitaire
Semble se soulever et chercher le ciseau.
C’est ainsi qu’à Milo la Vénus incomplète
Est plus mystérieuse, et telle à demi faite
La femme s’ébauchant s’achève dans le cœur :
Le regard te bâtit l’autre tour idéale,
Près la tour du midi c’est la tour boréale,
Tu jaillis tout entière en l’avenir vainqueur !
Je t’aime mieux ainsi peut-être, cloche unique,
Sans voile, sans entour, sans dentelle ou tunique.
Partout respirant l’air, partout ouverte au jour,
Et légère et solide et très audacieuse,
Des seuls bras suspendue en l’extase pieuse,
Insensée en ta gloire et sage en ton amour.
Autour de toi tournant sont tes quatre tourelles,
Sous leur aile étendue ainsi que tourterelles,
Et le jour les traverse : il est pur comme en toi ;
Au-dessous seulement commencent les parures,
Et statue et rosace, et vitraux et membrures,
Et les saints, et tous ceux dont Dieu jadis fut roi.
Mais tu brilles bien plus, ô flèche toute nue !
Sur chacune des huit facettes sous la nue,
Et ta lanterne sainte, et ta couronne, et puis
Ton fleuron et sa fleur, puis parmi le vertige
La croix qui règne enfin plus haute que la tige,
Qu’on voit parmi le jour et qui voit dans les nuits.
Elle plonge ses bras vers l’horizon immense,
Puis elle les ramène à la terre de France
Où meurent ses héros, où dorment ses enfants ;
Parmi sa rêverie, avant qu’elle s’achève,
Dans une sonnerie un son soudain s’élève :
C’est la cloche, qui sait des refrains triomphants.
Hélas !... ah ! pour toujours notre cloche est perdue,
Car la foudre divine un jour est descendue,
Notre clocher sentit l’atteinte du canon,
Et la flèche reçut sa première blessure,
Et la voûte des cieux désormais n’est plus sûre,
Et si nous prions Dieu la cloche nous dit : Non !
Adieu, Strasbourg ! adieu, l’Alsace ! adieu, la gloire !
Ta vieille cathédrale et toute notre histoire !
Adieu ta flèche sainte, et ton fleuve, le Rhin !
En vain nous attendons qu’un jour ta cloche sonne :
Aux cieux pour la mouvoir ne passe plus personne ;
Le bronze manque à Dieu, comme aux Français l’airain.
Raoul de LA GRASSERIE.
Paru dans Poésies de l’Académie
des muses santones en 1895.