Le progrès

 

 

Hardi, voiles au vent, voyez-vous ce navire

                 Qui semble voler sur la mer ?

Tandis qu’il se balance, à ses flancs on admire

                 Sa belle cuirasse de fer.

 

Mais lorsqu’en s’avançant l’armure protectrice

                 Rayait les flots avec orgueil,

Le fer a fait tourner l’aiguille conductrice….

                 La boussole mène à l’écueil.

 

Le métal couvre en vain la carène qui sombre

                 Au milieu de brouillards épais

Et ce léviathan qui s’engloutit dans l’ombre

                 Offre l’image du progrès !

 

De splendides flambeaux aux brumes de la terre

                 Ont beau donner des reflets d’or,

Sous les rayons brûlants d’une vive lumière

                 Germent des semences de mort.

 

Le progrès n’est qu’un mot, si l’homme pour son guide

                 A rejeté la main de Dieu,

Et le mal seul bondit en élan plus rapide

                 Quand les machines sont en jeu !

 

De nos jours la pensée est une marchandise

                 Partout débitée au rabais.

La presse sans répit édite la sottise

                 Dont un vil prix fait le succès.

 

De ces livres féconds chaque feuillet colporte

                 Au loin le vice ou les travers,

Virus contagieux que la vapeur emporte

                 Et va semant dans l’univers.

 

Asservie à des fils, l’étincelle au mensonge

                 Prête les ailes de l’éclair ;

Il vole en propageant la révolte qui ronge

                 Notre siècle comme un cancer.

 

En guise de lauriers, au triomphe qui passe,

                 Si l’on jette la poudre d’or,

C’est qu’au monde il n’est plus d’idéal qui surpasse

                 L’or convoité du sud au nord !

 

Être riche, jouir des biens qu’un autre envie,

                 C’est où convergent les souhaits ;

Remplir un coffre-fort est le but de la vie,

                 Et l’avoir plein, c’est le progrès ?

 

A-t-il donc ennobli les pinceaux et la lyre,

                 Ce réalisme sans pudeur,

Hideux Quasimodo dont le génie inspire

                 Les Raphaëls de la laideur ?

 

Est-ce aller en avant qu’aller au panthéisme,

                 Fossile abject du sol païen,

Qui du siècle dernier détrôna l’athéisme

                 Mais à sa place ne mit rien ?

 

Ce n’est plus vers les cieux, posant pierre sur pierre,

                 Que monte un moderne Titan ;

Creusant toujours plus bas dans le sein de la terre,

                 Son foret cherche le néant.

 

Acclamez le progrès, quand l’avare nature

                 Hésite presque à vous nourrir ;

Surchargez de fumée une atmosphère impure

                 Où nul bon fruit ne peut mûrir !

 

D’un passé glorieux faites tomber les traces

                 Sous le marteau démolisseur !

Que le vice à son aise et dans de larges places

                 De sa robe traîne l’ampleur !

 

Escomptez l’avenir, embellissez vos villes,

                 Gâchez le plâtre et le carton.

Les foules vous suivront, ô Panurges habiles

                 À faire sauter un mouton !

 

Heureux et satisfaits, offrez donc à la Bourse

                 Vos sacrifices au hasard ;

Oubliez qu’un caillou peut, arrêtant sa course,

                 Faire parfois verser un char !

 

Si Dieu n’en pose point les premières assises,

                 Babel un jour s’écroulera,

Murailles vainement par l’orgueil entreprises,

                 Que le tonnerre écrasera !

 

Ah ! vous disparaissez sous d’immenses décombres,

                 Vous qui levez un front si fier !

Et vous serez maudits par vos fils, pâles ombres,

                 Errant dans un terrestre enfer !

 

 

 

Louis de LAINCEL, mai 1860.

 

Paru dans La France littéraire, artistique, scientifique en 1860.

 

 

 

 

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