Napoléon Buonaparte

 

 

ON ne saurait trop le redire, la véritable société, c’est la société religieuse ; il n’y en a point d’autre ; car il ne peut exister de société qu’entre les êtres intelligents, et elle s’établit et se conserve par la soumission à une autorité qui s’exerce sur les esprits : et la révolution n’est autre chose que la rébellion contre cette autorité nécessaire, ou la destruction absolue de la société spirituelle. Aussi voit-on, toujours et partout les révolutionnaires attaquer d’abord cette société, en attaquant l’Église catholique, le chef qui la gouverne, ses institutions, ses lois, ses ministres, sa doctrine ; c’est l’unique point sur lequel ils n’aient jamais varié, le seul sur lequel ils soient tous d’accord. Ils savent bien qu’ils n’ont rien à craindre d’aucune autre Église, et que là où il n’existe point de pouvoir qui commande aux esprits, il n’y a de christianisme que le nom, de dogmes que les pensées de chacun, de lois que les intérêts, et de droit que la force.

Voilà pourquoi la révolution se montra si docile au joug de Buonaparte. Son despotisme ne l’effrayait pas ; il confirmait au contraire ses maximes ; il en était une dure, mais éclatante application ; et ce Corse, venant au moment où la France toute sanglante et menacée de nouveaux désastres appelait de ses vœux l’ordre que les révolutionnaires avaient renversé, les servit réellement en contenant leur violence ; il parut un bien au milieu de tant de maux, et il sauva la révolution en arrêtant ses fureurs.

Dieu, sans doute, avait ses desseins, et Buonaparte ressemblait trop peu aux autres hommes, pour qu’il n’eût pas été formé pour une destination particulière.

Cet homme allait toujours en avant les yeux fermés, et comme il détruisait en marchant, il ne laissait derrière lui que des abîmes. De là l’impossibilité de revenir sur ses pas, de réparer des fautes ou des malheurs. À la guerre, il ne sut jamais faire une retraite ; en politique, il ne sut pas même faire un campement.

Il n’y avait point de passé pour lui ; il n’y avait que le présent, qu’il serrait entre ses bras de fer, comme pour étouffer l’avenir dans son sein. Il craignait le temps : et, dans ses terreurs et son impatience, il voulait se passer de lui en tout ce qu’il entreprenait.

Né au milieu des tempêtes, il fit le calme, mais ce calme brillant qui précède et annonce de plus grands orages.

Indifférent au bien et au mal, il accomplissait l’un sans joie et l’autre sans remords, comme un esclave exécute un ordre.

Il cherchait la monarchie, et il s’en approcha de plus près qu’on n’a fait depuis ; mais la révolution, qui lui commandait en rampant au pied de son trône, l’empêcha toujours d’y arriver.

Il releva les autels qu’elle avait abattus ; mais il ne vit dans l’autel qu’une pierre autour de laquelle il permettait au peuple de s’assembler. Il attaqua l’Église dans son chef ; il voulut asservir le pouvoir spirituel ou l’anéantir. La révolution sentit qu’elle régnait encore, mais dans les décrets divins déjà son roi avait cessé de régner.

Sa mission, car il en avait une, sa mission remplie, il disparut : l’univers connaît sa fin. L’esprit qui le poussait s’était retiré : il ne restait pas même un homme. Ce je ne sais quoi de faible et d’ignoble, qu’on appelait encore l’empereur, s’éteignit sur un rocher ; et la mort de ce soldat, à qui la révolution devait tant d’amour et l’Europe tant de vengeance, eut cela d’étrange qu’elle n’inspira ni pitié, ni joie, ni douleur.

Quand Buonaparte tomba, il y eut dans le monde un moment d’espérance. L’Europe, qu’il étouffait sous le poids de son épée, respira. On crut que l’ordre allait renaître ; mais la révolution, appuyée sur les ruines du trône impérial, négocia d’abord, menaça bientôt, conspira toujours. Ménagée comme une puissance, elle obtint d’immenses concessions : elle fut admise partout, dans les institutions, les lois, les places. On ratifia ses actes, on légitima ses doctrines, et on la consacra tout entière en établissant l’athéisme politique.

 

 

M. l’abbé F. de LA MENNAIS.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

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