Les hommes du large
par
Blanche LAMONTAGNE-BEAUREGARD
« Larguez l’écoute, père François, vl’à l’vent qui tourne ! » On voit, à bord, un homme se lever vivement, et le bateau s’arrêter comme indécis. On entend siffler les cordages, battre l’aile des voiles, puis tout à coup, hop, il a changé de direction, et le voilà parti pour la grand’mer. Obéissant à l’ordre de son compagnon, le père François a lâché l’écoute, le vent a pris de nouveau dans la voile : la goélette gagne le large... Les deux vieux marins ont replongé leurs yeux vifs dans l’infini. Ils sont satisfaits et sourient. La brise est d’adon, pas trop forte ni trop faible, juste assez pour donner un peu d’émotion. Ils prennent des ris et tirent des bordées... L’eau frise un peu, les drisses craquent et parfois le vent se fâche, mais le gréement est bon, et ils sont heureux. De quoi auraient-ils peur ? Ils connaissent le danger, ils savent le combattre : d’ailleurs, ils en ont vu d’autres que celle-là ! Les hommes du large sont audacieux et prudents, et en même temps orgueilleux. Ils se plaisent à conter leurs prouesses, aiment qu’on les en loue, et ne dédaignent pas voir briller les yeux des femmes au récit de leurs exploits... Ils se croient souvent plus intrépides que leurs camarades, et leur bateau leur semble plus élégant, mieux fait, plus vaillant que les autres. « Il n’a pas son pareil », vous disent-ils... « Ardent sous la grosse brise, souple, docile comme un petit enfant, avec cela tenant bien la mer et solide comme un brig... Dépareillé, je vous assure, dépareillé ! » Ils disent cela avec satisfaction posant une main tendre sur le flanc de leur vaisseau, comme les terriens caressent en la vantant leur bête docile.
Les hommes du large aiment leur vie ; ils en comprennent les mystères, ils en connaissent les secrets. Aussi sont-ils très habiles à saisir les changements atmosphériques et tous les caprices du vent. Ils prédisent avec sûreté le soroît, le nordet, le calme ou le beau temps. Ils regardent de gauche, de droite, scrutant l’horizon, épient les courants, puis, comme si quelque sirène invisible leur avait soufflé les secrets de la nature, ils disent alors carrément : « Nous aurons du calme », ou bien : « Nous aurons du gros vent. » Et ils ne se trompent pas. Ils sont généralement doués d’une grande mémoire. Ils savent sur le bout de leurs doigts la formation et l’histoire maritime de leur petite patrie, et leur esprit fourmille de légendes jolies où passent des sirènes aux douces voix et des flottes aux équipages mystérieux... Ils sont les gardiens et les maîtres d’une poésie splendide qui n’a pas de limites, qui s’étend aussi loin que le ciel...
On accuse les marins d’être des hommes rudes.
Rudes ils le sont de gestes et de manières, car les manœuvres de la mer sont violentes, mais il serait injuste de croire que les hommes du large sont bornés et durs : ils sont plutôt sensibles comme des femmes. Peut-on avoir une âme bornée quand on vit sur la mer, et qu’y a-t-il de plus propice aux beaux rêves humains que cette divine étendue qui n’a pas de fin !... Souvent le marin garde à son âme le même amour comme le même horizon à ses yeux. J’en connais dont le bateau porte le nom de la bien-aimée, celle qui fut la grande joie de leur jeunesse, et l’illumination de leur vie... Leur amour va grandissant comme la mer, et comme la mer il est éternel... Porté sur l’aile des nuages qui dorent les soirs d’accalmie, mêlé à la brise légère imprégnée de varech, ou à la chanson mélancolique des grands vents qui grondent dans la nuit, le souvenir de la bien-aimée, leur première « blonde », durera dans leur cœur paisible comme la profondeur dure au fond des océans.
Les hommes du large ont des habitudes, une vie, un langage particuliers. Ils sont indifférents à ce qui intéresse les autres hommes, et, malgré leur existence pleine de dangers, ils sont plus attachés à la mer que les paysans à la terre. L’hiver, languissants et mornes, ils semblent étrangers à ce qui les entoure, mais dès que les beaux jours paraissent, ils retrouvent leur joie de vivre... Alors ils se réveillent de leur léthargie, et comme des exilés qui revoient la patrie, ils prennent gaiement la route des grèves où les attend la fine goélette, leur amie. « As-tu gréé ta Marie-Anne ? » « Moi, j’appareille demain. » Ils s’interpellent avec des éclairs de joie dans leurs yeux profonds, amoureux des solitudes. Bientôt on les voit mettre à la voile et partir. Le vieux sang des ancêtres, Normands et Bretons coureurs de mers, reprend sa vigueur ancienne dans leurs désirs d’immensité... Ils vont, ils vont, sans savoir où et pourquoi, car ils sont nés avec du rêve dans l’âme et du ciel dans les yeux... L’infini est leur domaine : rien ne peut les rassasier de la beauté de Dieu éparse sur les mers... J’aime l’animation des quais à la date des embarquements, quand les petits bateaux à voiles blanches s’envolent, gracieux comme des mouettes ou nobles comme des goélands. J’aime entendre la voix sereine des hommes du large et leur commandement que la brise emporte au loin sur les rives sauvages. « Larguez l’écoute, Père François, vl’à l’vent qui tourne ! »
Blanche LAMONTAGNE-BEAUREGARD,
Récits et Légendes, Beauchemin, 1922.