Amende honorable
Ô Dieu de mon berceau, sois le dieu de ma tombe !
LAMARTINE, Hymne au Christ.
I
Ô Christ, ta passion sera donc éternelle !
L’homme à percer ton cœur s’exerce chaque jour ;
Et l’affreux déicide, hélas ! se renouvelle
Sans lasser nos fureurs, pas plus que ton amour.
Toujours des voix en foule acclament ton supplice ;
Toujours, pour le subir, tu redescends du ciel.
Au pied du Golgotha, dans ton amer calice,
Chaque siècle en passant vient exprimer son fiel.
On t’ôte, on te redonne un sceptre dérisoire
Qui sert à te meurtrir sur tes âpres chemins ;
Et Pilate, impassible en son hideux prétoire,
Livre le sang du juste et s’en lave les mains.
Nous, indignes témoins de la grande agonie,
Réveillés par trois fois, nous dormons lâchement ;
Et plus d’un faible ami se cache ou te renie
Et ne t’avouera Dieu qu’à son dernier moment.
Donc tu mentais à l’homme, au ciel qui te délaisse :
L’arrêt en est porté par la foule et ses rois,
Et ce monde ironique, en raillant ta promesse,
Te crie : « Ô moribond, descends-tu de la croix ? »
L’orgueil du moindre enfant se rit de ta parole ;
Ta loi tombe à son tour sous le niveau fatal,
Et le peuple, en travail d’une nouvelle idole,
Court adorer ses dieux forgés dans le métal.
Te voilà donc vaincu par l’esprit, par le glaive !
Eh bien ! ton lourd tombeau tu le soulèveras ;
Entre tout ce qui tombe et tout ce qui s’élève,
Toi seul, ô divin mort, tu vis et tu vivras.
Tu t’es fait du Calvaire un trône impérissable ;
Et ton peuple, à genoux sur ces chastes hauteurs,
Verra tomber, ce soir, les empires de sable
Que dressaient contre Dieu des rois spoliateurs.
Même à cette heure, ô Christ, et sur tout notre globe,
Par delà ces docteurs ligués pour te honnir,
Tandis que les soldats tirent au sort ta robe,
Vois ces mille ouvriers de ton règne à venir !
Partout où l’âme est libre, où la terre est féconde,
Où règne un autre Dieu que l’or ou le canon,
C’est ta loi qui demeure, ô Christ ! ou qui se fonde ;
Nos dernières vertus ne germent qu’en ton nom.
Vainement s’unissaient, pour ébranler ton culte,
Le despote au sophiste et le peuple aux licteurs ;
Là-bas on meurt pour toi, si chez nous on t’insulte ;
Vois, combien de martyrs pour un blasphémateur !
Vois ces soldats enfants, ces vierges, ces lévites
Qui s’arment de ta croix et meurent sur l’autel ;
Tout ce peuple en pâture aux Nérons moscovites,
Et qui, te prouvant Dieu, se démontre immortel.
Vois, par delà les mers, se choquer ces armées :
La servitude expire et fait place à ta loi.
Tant de sang, tant de pleurs, de luttes enflammées,
C’est pour la liberté... je veux dire pour toi.
C’est pour toi, pour panser tes divines blessures,
Qu’autour des lits de mort et sur ces champs affreux
Des anges descendus touchent de leurs mains pures
Le sang noir des blessés et la chair des lépreux.
On les trouve à genoux sous les gibets infâmes ;
Chez tous les délaissés, innocents ou pervers,
Elles vont, sans frémir, humbles et fortes femmes,
Épouser tes douleurs au bout de l’univers.
C’est pour planter ta croix qu’on découvre des mondes.
Vers l’antique Orient ramenant nos vaisseaux,
La barque d’un apôtre y rend les mers fécondes.
Partout ton labarum précéda nos drapeaux.
Ton astre, que suivaient les bergers et les mages,
Partout annonce à l’homme une plus douce loi ;
Chez les peuples enfants visités par nos sages,
Le véritable jour ne luira qu’avec toi.
En vain nous y portons notre science humaine,
Nous leur prêtons nos arts, nos lois, nos chars de feu ;
La raison s’est éteinte et l’âme existe à peine
Dans ces mondes vieillis qui ne t’ont pas pour Dieu.
II
Et voilà qu’on proclame, – ô siècle de chimères ! –
Que ta parole, ô Christ, pâlit à nos lumières ;
Voilà qu’au Dieu vivant un ver se dit pareil,
Et que la lampe insulte aux clartés du soleil !
Ainsi tu fis de nous ton image suprême
Pour aider notre orgueil à s’adorer lui-même !
Ce ciel vide de toi, ces œuvres de ta main
N’ont pour veiller sur eux que le regard humain !
Dans leur éternité, ces mers, ce monde immense,
Ce peuple de soleils flottent sans providence ;
Nul n’a tracé leur route et nul ne les connaît,
Hors l’insecte pensant qui meurt sitôt qu’il naît.
Le monde a pour raison le seul esprit de l’homme,
Et Dieu tient tout entier dans le mot qui le nomme.
Prenez-le donc ce mot, dans son inanité,
Et tâchez d’en nourrir la triste humanité !
Servez au lieu du Christ, au lieu du pain des anges,
Servez aux affamés vos formules étranges.
À qui pleure une mère, un enfant, une sœur,
Offrez ce Dieu sans voix, sans regard et sans cœur ;
Donnez-le pour richesse à ces pauvres chaumières,
À nos temps assombris donnez-le pour lumières ;
Donnez-le pour espoir aux veuves, aux mourants,
Pour seul juge aux vaincus, pour seul frein aux tyrans.
Tâchez que l’univers un moment le proclame,
Ce Dieu que chacun fait et défait dans son âme,
Qui pense avec Socrate et meurt avec Caton,
Mais qui rugit aussi dans le tigre et Néron ;
Qui chez un Attila se retrouve et s’adore ;
Qui, couvé dans la brute, en Marat vient éclore ;
Qui siffle avec le fouet du planteur insolent,
Et, dans la main du Czar, s’allonge en knout sanglant.
Sur le trône du Christ faites qu’il règne une heure ;
Puis comptez nos vertus ! Voyez ce qui demeure,
Et ce qu’un pareil Dieu garde à l’humanité
De justice et d’amour, surtout de liberté.
Prophètes du néant, voyez ! le ciel est vide ;
La prière tarit sous votre souffle aride ;
Gardant pour dieux secrets le dédain et l’orgueil,
L’homme a la haine au cœur et l’ironie à l’œil.
Comme la feuille au vent, les âmes desséchées,
À l’arbre de la croix par le doute arrachées,
Roulent en tourbillons sans guide et sans chemins.
Les peuples ne sont plus que des sables humains ;
Et dans un noir désert traversé de fantômes,
Un orage éternel emporte ces atomes.
Pulvérisez encore, ô funèbres vainqueurs,
Ce qui restait de Dieu pour cimenter les cœurs ;
Écrasez sur leur croix le Christ et son Vicaire ;
Aplatissez le monde en rasant le Calvaire,
Pour que les hauts Césars demeurent, parmi nous,
Les seules majestés qu’on adore à genoux ;
Que la chair et ses dieux, seuls debout dans nos temples,
Soient dotés chaque jour de domaines plus amples ;
Que les peuples, enfin, tous passés au niveau,
Sous le même boucher ne forment qu’un troupeau.
III
À genoux ! et veillons en armes
Autour de l’auguste rocher.
Enfants, objets de mes alarmes,
Venez défendre avec vos larmes
Ce Dieu qu’on veut nous arracher.
Vous verrez de tristes années :
Des hommes sans Dieu seront rois ;
Les mœurs, les lois sont entraînées.....
Enfants ! de vos mains acharnées,
Cramponnez-vous à cette croix.
Tous les aïeux morts à son ombre,
Accourus vers le saint tombeau,
Groupés sous ce ciel lourd et sombre,
Vont faire un cortège sans nombre
Au Christ qui saigne de nouveau.
Leurs faces de pleurs sont trempées ;
De l’outrage, hélas ! avertis,
Tous ont porté leurs mains crispées,
Les uns à leurs grandes épées,
D’autres à leurs rudes outils.
Voici le chœur des saintes femmes
Avec des vases précieux :
Sur les places des clous infâmes
Elles versent, à pleines âmes,
Des parfums rapportés des cieux.
Dans son angoisse maternelle
Chacune, au pied du crucifix,
Regarde en tremblant autour d’elle,
Si, parmi la troupe fidèle,
Elle aperçoit au moins son fils.
De leur groupe qui se resserre
Ce cri s’élève et nous défend :
« Ô Jésus, retiens le tonnerre
Et n’abandonne pas la terre
S’il nous y reste un seul enfant ! »
Exauçons ce vœu de nos mères,
Et Dieu l’accomplira sur nous.
Laissons au monde ses chimères,
Ses fruits pleins de cendres amères.....
Voici la croix, tous à genoux !
Petits enfants à tête blonde,
Vous dont l’âme est un encensoir,
Priez ! la prière est féconde.....
Un enfant peut sauver un monde,
En joignant ses mains, chaque soir.
Peut-être que Dieu veut encore,
Lorsque tant d’hommes sont menteurs,
Prendre, au lieu d’oracle sonore,
La voix d’un enfant qui l’adore
Pour confondre les faux docteurs.
Le soir, que dans chaque famille,
Au pied de l’arbre des douleurs,
L’enfant rose et la jeune fille,
Pour tous ceux dont la foi vacille,
Offrent leur prière et leurs pleurs.
Tandis qu’au fond du sanctuaire
Les apôtres en cheveux blancs,
La recluse et le solitaire,
Les voix qui ne peuvent se taire
Chantent leurs hymnes vigilants.
Vous qui savez parler aux chênes,
À la mer grondante, au ciel bleu,
Qui forcez les cimes hautaines,
Les oiseaux, les lis, les fontaines,
À confesser le nom de Dieu ;
Tirez de toute créature,
Répandez sur tous les chemins
Des fleurs, des larmes sans mesure,
Et les remords de la nature
Pour tant de blasphèmes humains.
L’homme, hélas ! ce pauvre brin d’herbe,
À son orgueil s’est trop fié ;
Qu’il revienne adorer le Verbe...
Prosterne-toi, raison superbe,
Aux pieds du Dieu crucifié.
Victor de LAPRADE.
De l’Académie française.
Paru dans Le Correspondant en 1864.