Un monologue de Jeanne d’Arc

 

                            TRAGÉDIE DE SCHILLER

 

 

(Le moment est celui où l’héroïne quitte pour la première fois

son village et va se rendre au camp de Charles VII.)

 

 

                                      JEANNE D’ARC.

 

ADIEU, mon beau pays, douce paix des campagnes ;

Vallons, sentiers déserts, mes forêts, mes montagnes,

Adieu, pour les combats je vous fuirai demain.

Prospérez, jeunes fleurs qui croissiez sous ma main ;

Vous ne me verrez plus sous l’aulne des prairies

Assise, et m’enivrant de longues rêveries.

Écho, dont la voix pure embellissait mes chants,

Je n’irai plus troubler la nuit calme des champs.

Vous pleurerez longtemps votre bergère absente,

Hameaux où j’ai caché sua jeunesse innocente :

Je les fuis à jamais ces chaumes protecteurs !

Recherchez d’autres soins, suivez d’autres pasteurs,

Ô mes agneaux plaintifs, errants sur la bruyère,

Dieu des sanglants combats va m’ouvrir la carrière ;

Un belliqueux troupeau m’entraîne dans ses rangs !

 

Non, ce n’est point l’orgueil aux songes délirants,

Ce n’est point le désir de la terrestre gloire

Qui m’appelle aux vieux murs défendus par la Loire ?

C’est la voix qui jadis, à Moïse exalté,

Sur les sommets d’Horeb, promit la liberté ;

Le Dieu qui, de David armant la main timide,

Fit tomber sons ses coups le géant homicide,

Purgea les champs d’Hébron des soldats étrangers ;

Car mon Dieu fut toujours favorable aux bergers.

 

Il m’a dit : Prends ce glaive et pars ; va sur la terre

Promener de mon nom la terreur salutaire.

Du casque des combats couvre ce front serein,

Que ton cœur virginal palpite sous l’airain ;

Nul mortel de ce cœur n’obtiendra la conquête,

Le bandeau de l’hymen n’ornera point ta tête ;

Sur tes chastes genoux, jamais d’enfants chéris

Ne rendront un sourire à ton joyeux souris ;

Mais seule de ton sexe, objet d’un pur hommage,

La palme des héros deviendra ton partage.

Quand la patrie en deuil voit son heure approcher,

Contre ses oppresseurs c’est toi qui dois marcher.

Du courage français s’éteint la noble flamme ;

C’est toi qui dans les rangs portera l’Oriflamme ;

Devant la vierge armée Albion doit pâlir.

 

Crois aux prodiges saints que tu vas accomplir :

Comme au temps des moissons sous l’ardente faucille

Se courbe des épis l’innombrable famille,

Tu verras, sans retour, à tes pieds prosternés

Ces conquérants d’un jour de leur gloire étonnés.

De l’insulaire altier le succès m’importune :

Ta main renversera le char de sa fortune ;

Ta main des lys brisés relèvera l’orgueil,

Et des héros français fermera le cercueil ;

Ta main soutiendra seule un roi qui s’abandonne,

Et dans Reims délivré lui rendra sa couronne.

 

Dans la nuit prophétique ainsi Dieu m’a parlé :

J’accomplirai cet ordre à ma foi révélé.

Ô guerriers ! prêtez-moi ce casque, cette épée ;

La volonté de Dieu ne sera point trompée.

Vous me verrez, pareille aux fougueux aquilons,

Renverser l’épaisseur des nombreux bataillons.

N’entends-je pas des cris, le signal des alarmes ?

Nos coursiers ont frémi ; le clairon sonne. Aux armes !

 

 

 

Henri de LATOUCHE.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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