Au fil de l’eau
Laissons-nous emporter par le fleuve des choses ;
Laissons tourner les ans et s’effeuiller les roses !
– L’Immensité profonde est belle à regarder,
Qu’elle soit l’océan ou l’éther bleu plein d’astres ;
Mais le chemin des cieux est couvert de désastres,
Et la mer a des puits que l’on ne peut sonder.
– Laissons-nous emporter par le fleuve des choses ;
Laissons tourner les ans et s’effeuiller les roses !
– Les sublimes douleurs sont belles à chanter,
Lorsque d’un noble but l’âme noble est éprise ;
Mais, sous l’effort des doigts, souvent le luth se brise,
Et malheur au chanteur forcé de s’arrêter !
– Laissons-nous emporter par le fleuve des choses ;
Laissons tourner les ans et s’effeuiller les roses !
– La palme de la gloire est belle à désirer ;
Mais la cime est abrupte où son laurier se dresse,
Et malheur au rêveur, sans force ou sans adresse ;
Il glisse, et sur les rocs il se va déchirer !
– Laissons-nous emporter par le fleuve des choses ;
Laissons tourner les ans et s’effeuiller les roses !
– La Lyre a son orgueil ; la Science a son prix ;
Mais votre amour vaut mieux, ô ma Mère, ô mon Père :
C’est par vous que je crois, c’est par vous que j’espère ;
Dieu me restait obscur : par vous je l’ai compris !
– Laissons-nous emporter par le fleuve des choses ;
Laissons tourner les ans et s’effeuiller les roses !
Philéas LEBESGUE.
Paru dans L’Année des poètes en 1891.