Le chant de ma mère
Le chant que me chantait naguère
Ma mère douce, au long des nuits,
À dû mourir avec ma mère...
Nul ne me l’a chanté depuis.
Et c’est en vain qu’au seuil des portes
Obstinément je l’ai quêté :
Ô ma mère, tes lèvres mortes
Dans la tombe l’ont emporté.
En vain, sous les lampes huileuses,
J’ai fait, dans l’âtre des maisons,
Sourdre au cœur des vieilles fileuses
L’eau vive des vieilles chansons :
La berceuse qui me fut chère,
Le doux chant naguère entendu,
Le chant que me chantait ma mère
Avec ma mère s’est perdu.
Mais aux heures, aux heures chastes
Où les nocturnes ciels d’été
Soulèvent sur leurs ailes vastes
Notre songe d’éternité,
Je vois soudain, dans ma mémoire,
Champ du repos peuplé d’aïeux,
Circuler la grande ombre noire
D’un laboureur mystérieux.
Sa charrue étrange et sacrée
Ouvre au loin des sillons mouvants,
Et fait, de la terre éventrée,
Jaillir des morts restés vivants.
Muet, sur les fosses rouvertes,
Je l’entends aller et venir,
Ce grand faiseur de découvertes
Qui se nomme le Souvenir.
Et, hors des glèbes retournées,
Se lèvent d’antiques moissons,
Où court, dédaigneux des années,
Le pied nu des jeunes chansons.
Et le chant, le chant dont ma mère
Berça mon somme, au temps jadis,
Exhale en moi l’odeur légère
D’un fin bleuet du paradis.
Anatole LE BRAZ.
Paru dans L’Année des poètes en 1892.