Bartimée
BARTIMÉE I
Au milieu des bouches qui gravitent
comme les martinets le soir autour des balcons
il entend dans la foule un cri qui va droit
Il s’arrête. Avec lui les sphères s’immobilisent
comme un grand carrefour devenu silencieux
pour laisser venir l’aveugle sans canne
Des lèvres dans le ciel
D’une bouche à l’autre
les nuages se repassent
le même mot d’or
tantôt plus doux
tantôt plus fort
en degrés de silence :
« Si tu savais ! »
BARTIMÉE II
Devant la voix il se tient dos au vide
comme si le manteau qu’il avait rejeté
gisait au bas d’une falaise immense
les pieds ne reposant que sur ses paroles
aveugle, debout dans sa mandorle même.
BARTIMÉE III
Son cri dans la foule
comme la ligne d’un pêcheur aveugle
ramenant tantôt une pièce de cuivre
tantôt un petit mot, tantôt rien
Tout à coup elle accroche
elle tire : « Il t’appelle »
et c’est lui qui se jette à l’eau
À l’autre bout, il se retrouve obscur
en face de la lumière qui lui parle :
« Que veux-tu que je fasse pour toi ? »
comme le matin filtrant sous les paupières
et lui voudrait seulement s’éveiller :
« Rabbouni, que je voie ! »
Il y a un silence d’une demi-heure
une colonne de quartz
tombant sur la mer :
« Va, dit la voix
ta foi t’a sauvé »
Il découvre des pans de monde à sa taille
où se prolonge au grand jour le sillage
phosphorescent qui creusait son cœur
D’après Marc X, 46-52.
Jean-Pierre LEMAIRE, L’exode et la nuée, 1982.