Veillées

 

 

LA marée sombre de la nuit a déferlé sur la campagne,

elle s’est coulée en vagues épaisses au creux des fossés, elle a submergé les champs..., les arbres d’où pleuvent ces noix et ces châtaignes que ramasse ta petite main joyeuse ne sont plus que des silhouettes d’ombre dans l’ombre, les belles routes de soleil, que tu aimes tant parcourir, sont devenues des lacets noirs, qu’éclairent par moments les yeux ronds, étincelants, des gros hiboux de fer, que n’avaient pas inventés les contes de fées et qui emportent, dans un envol vertigineux, les voyageurs attardés.

Le jardin clair et familier, qui t’ouvre le jour ses allées hospitalières, n’est plus maintenant qu’un enclos hostile où tu aurais très peur toute seule,

même les beaux vers luisants du ciel, les yeux de lumière penchés sur toi, ne parviendraient pas à te rassurer.

Dehors c’est la peur, c’est le froid, c’est la nuit

et les grands sapins qui se courbent sous la rafale et qui rapprochent leurs têtes comme pour se parler...

... mais dans la chambre tiède et close, c’est la douceur des soirs ensemble...

Ton enfance ne connaîtra plus la magie brillante de la flamme

: celle de la lampe est immobile et voilée,

: celle du foyer est invisible et comme mystérieuse...

l’âtre du passé s’est éteint pour faire place aux nouveautés de l’heure.

Le feu qui chante, le feu qui danse, le feu qui rit, le feu qui vit,

animé et rassurant comme la présence d’un ami qu’on sait fidèle,

et la ronde capricieuse des lutins du foyer,

et la bûche qui sombre entre les chenets dans une gloire d’étincelles,

ont disparu de la cheminée refroidie.

Tu n’as pas le regret des choses douces que ta mémoire ignore...

tu sais seulement qu’il fait bon dans la pièce et qu’on t’y laisse jouer à l’aise,

que les confitures du dessert sont parfumées,

que les visages sourient autour de toi.

Quand tu es lasse, quand le grand apaisement des êtres commence à t’envahir,

quand la journée referme sur ton front sa corolle de joies,

tu connais le tendre refuge...

la corbeille de mes bras s’est offerte et tu es venue t’y blottir...

le geste ancestral et millénaire de la femme pour l’enfant de sa chair je le fais pour toi

le geste des bras tendus et refermés.

Que Dieu soit béni pour m’avoir donné cette heure,

cette heure du soir plaintif où le visage de la peine devient plus amer

mais où la paix se fait plus enveloppante aussi, où tu te fies à mon amour,

où je te sens contre mon cœur, confiante, sereine, abandonnée,

mienne plus qu’au temps où tu faisais mon flanc tressaillir,

car depuis j’ai marché à la lumière de ton visage et nos âmes se sont reconnues et comprises...

Je vois tes cheveux blonds comme une flaque d’or étalée sur mon corsage,

tes cheveux dont j’aime à rouler les boucles sur mes doigts,

et ta paupière fermée dont les cils font de l’ombre

sur la pêche en fleurs de ta joue,

je sens ton petit corps tout chaud pelotonné.

On t’emportera ensommeillée dans ton lit,

avec une tête lourde, retombante et des yeux vagues demi-clos qui nous reconnaissent à peine.

Tu vas dormir gardée par la présence de ceux que tu lies d’un lien à la fois mystique et charnel,

plus pathétique que tous les serments,

plus doux que toutes les caresses,

plus sincère que les mots d’amour.

Tu vas dormir et la nuit sera pour toi comme une chapelle blanche aux murs flottants, évanescents...

Tu vas dormir sans savoir qu’il y a des malades qui tordent leurs insomnies sur un oreiller douloureux,

des méchants qui complotent les œuvres du mal,

des cœurs endeuillés sur lesquels la nuit pèse comme un fardeau,

des fous qui croient échapper aux tourments de la vie par ce qu’ils appellent le plaisir,

des hommes que tiennent éveillés les deux grandes inquiétudes du monde : l’amour et l’argent.

Tu vas dormir sans savoir qu’il y a par toute la terre des petits enfants dont la naissance est considérée comme une adversité,

auxquels on mesure le pain et la joie,

qu’on opprime ou qu’on abandonne,

des petits enfants malheureux...

... qui ne sont pas aimés...

 

 

 

M.-TH. LE MOIGN-KLIPFFEL.

 

Paru dans Le Noël en 1934.

 

 

 

 

 

 

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