Beethoven et Rembrandt

 

À Charles Blanc.

 

                              I

 

Beethoven et Rembrandt, tous deux nés sur le Rhin,

Dans leur mystérieuse et profonde harmonie,

Vibrent d’accord. – Un sombre et lumineux Génie

Leur a touché le front de son doigt souverain.

 

Ces deux prédestinés ont des similitudes :

Quelque chose de fier, de sauvage et de grand

Marque pour l’avenir Beethoven et Rembrandt,

Ennemis naturels des hautes servitudes.

 

De leur temps, ils passaient pour des hallucinés :

L’un voyant tout en or dans une chambre noire,

L’autre écoutant des voix au fond de sa mémoire,

Comme les Enchanteurs et les Illuminés.

 

Mais qu’importe ! – Chez eux rien qui se mésallie. –

Ils ont aimé toujours leur grand art d’amour pur.

S’ils n’ont rien modulé sur un ton bleu d’azur,

C’est qu’ils n’ont pas connu la Grèce ou l’Italie.

 

Rembrandt peignait de fiers et sombres cavaliers

Sous feutre à larges bords ou toque à riche plume,

À l’aise dans un ample et merveilleux costume,

Sans raideur, à la fois graves et familiers ;

 

Bourgmestres et syndics, honnêtes personnages

Dont la barbe caresse un grand col rabattu,

Des gens de haute mine et d’austère vertu,

Trouvant la poésie au fond de leurs ménages ;

 

Ou marins revenus d’un voyage au long cours,

Des tempêtes du Cap, des îles de la Sonde,

Dans leur pays de brume, au bout de l’Ancien Monde,

Rejoignant au foyer de sérieux amours.

 

Aux magiques lueurs de sa chaude lumière,

Les pauvres, les souffrants, les humbles, les petits,

Miraculeusement des ténèbres sortis,

Vivaient transfigurés dans leur beauté première.

 

                              II

Mais, planant au-dessus des misères communes,

En oiseaux de haut vol, les grandes infortunes

Tombent de préférence au foyer des élus,

Sans que personne ait pu les voir ou les entendre, –

Et d’un large coup d’aile éparpillent la cendre

Sur la braise qui meurt... et ne s’éveille plus.

 

Pour quelques-uns, surtout, l’épreuve est longue et rude,

Quand autour de leur nom se fait la solitude,

Froide à glacer le cœur, à troubler la raison ;

Et le soir de la vie est profondément triste

Quand, regardant coucher sa gloire, un vieil artiste

Quitte son atelier, son lit et sa maison.

 

Insolvable, Rembrandt vit passer aux enchères

Ses meubles, ses tableaux, ses œuvres les plus chères,

Dans les sordides mains des fripiers de l’Amstel ;

Et vierges, sous des yeux profanes, ses eaux-fortes,

Comme aux souffles d’hiver un tas de feuilles mortes,

S’en aller pêle-mêle aux quatre vents du ciel.

 

Lui ne remporta rien, rien que sa foi robuste

Dans l’art. – Sans murmurer contre un verdict injuste,

Contre les temps mauvais, contre le siècle ingrat,

Loin du monde, oubliant sa trace disparue,

Il se réfugia dans une étroite rue

Des vieux quartiers perdus au nord du Rozengracht.

 

Et là, continuant de graver ou de peindre,

Jusqu’à l’heure où le jour achevait de s’éteindre,

Envahi lentement par les brumes du soir,

Lorsque le ciel était sans lune et sans étoiles,

Il souriait dans l’ombre aux lueurs de ses toiles,

De la nuit ténébreuse éclairant le fond noir.

 

                              III

Beethoven a payé chèrement son génie : –

On comprend aujourd’hui sa tristesse infinie,

Tout ce que dans son cœur il a dû refouler ;

La blessure poignante, invisible et profonde,

Qu’il traînait à l’écart, en fuyant loin du monde,

En étouffant des pleurs qui n’avaient pu couler.

 

Pâtres et chevriers voyaient avec surprise,

Sous les ardents soleils, sous la pluie ou la bise,

Passer cet éternel et singulier marcheur,

Laissant au gré du vent flotter sa houppelande

Comme le Juif-Errant de l’antique légende,

Toujours seul, et le teint bruni comme un faucheur.

 

Les familles d’oiseaux dans leurs nids réveillées

Tressaillaient à la fois sous les claires feuillées,

Avec leurs cris d’appel et leurs chansons d’amour,

Et, reprenant en chœur toutes ses voix bénies,

Le printemps répétait ses grandes symphonies...

Beethoven n’entendait plus rien... Il était sourd !...

 

Sourd à toutes les voix, sourd à tous les murmures,

Au vent frais du matin dans les hautes ramures,

Aux bruits mystérieux des sources dans les bois,

Au battoir cliquetant des petites laveuses,

Sur le miroir des eaux souvent toutes rêveuses,

Qui battaient, qui chantaient, qui rêvaient à la fois.

 

Quand l’orgue, ouvrant le jeu de ses masses chorales,

Relatait sous la nef des vieilles cathédrales,

Sonores jusqu’au fond de leurs caveaux dormants,

Le pauvre dieu martyr en vain prêtait l’oreille ;

À peine croyait-il entendre un vol d’abeille,

Une rumeur confuse en ses bourdonnements.

 

Obsédé par un sombre et décevant problème,

Beethoven écoutait longuement en lui-même

Un lointain souvenir d’anciens échos perdus ;

À l’heure où le soir tombe, ou quand le jour se lève,

Marcheur silencieux, il renouait en rêve

De merveilleux accords autrefois entendus.

 

Nous avons le secret de ses larmes fécondes :

Sa joie et sa douleur sont deux sources profondes

Où s’abreuvent sans fin tous les cœurs altérés...

Ses plus riches éclairs jaillissent des ténèbres,

Comme un Alléluia sorti des chants funèbres,

Jetant son cri de gloire aux plus désespérés.

 

 

 

André LEMOYNE, Légendes des bois, 1871.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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