La plainte
I.
Mais à quoi sert, dit-on, tout ce concert de plaintes
Qui vont, comme un torrent, se grossissant toujours ?
Inondant tous les cœurs des plus noires absinthes,
Environnant de deuil même nos plus beaux jours ?
Ô poètes, cessez de vous entourer d’ombres,
Il faut quitter la nuit, les rochers, les déserts !
Un peu plus de gaîté dans vos strophes trop sombres,
Plus de soleil et moins de sinistres éclairs !
II.
Eh quoi ! nous serions gais, lorsque l’orage gronde ?
Quand le gouffre de l’or menace d’engloutir
Amour, honneur, vertu, tout.... dans sa fange immonde !
Quand la nuit la plus noire entoure l’avenir !
Nous nous étourdirions dans de honteuses fêtes ?
Nous chanterions le vin, les femmes, le plaisir ?
Et nouveaux Balthazars, nous ceindrions nos têtes
De lauriers énervants pour lâchement mourir ?
Eh bien ! non, nous mourrons plutôt sous les ruines !
Et, mortels insensés, vous entendrez longtemps
Nos voix dans les débris, importunes, chagrines,
Comme un remords rongeur, troubler tous vos instants !
Se plaindre, dites-vous, c’est.... au moins inutile !
Sans rien dire, il faut voir triompher les abus,
Le monde devenir insolent ou servile,
Fouler tout sous ses pieds pour encenser Plutus ?
Non, non, nous parlerons, car de sinistres flammes
Sillonnent l’horizon, et nous les ferons voir !
Oh ! oui, nous gémirons, car nos cœurs et nos âmes
Nous disent que pour nous la plainte est un devoir !
Elle est un bien aussi ! le seul bien des victimes !
Ainsi que le salut de leurs persécuteurs !
Elle est encor l’éclair qui montre les abîmes,
Et l’orage lointain tout plein de feux vengeurs !
Si son bruit menaçant ne frappe point l’oreille
De l’homme dont l’esprit, l’âme et le cœur sont morts,
Peut-être dans celui qui seulement sommeille
Pourra-t-il réveiller la honte ou les remords ?
Oui, la plainte est le bien, la voix de la souffrance ;
Elle a sa mission ! – Car sa sévérité
En flagellant l’abus prévient la décadence
Et rappelle souvent l’homme à la vérité !
Je dis donc hautement aux amateurs du rire :
« Le peuple qui s’amuse et qui se fait rieur,
« Prépare de ses fils la chute ou le martyre :
« Quand la plainte est un bien, le rire est une erreur ! »
LE PROUX, 24 Juillet 1860.
Paru dans La Tribune lyrique populaire en 1861.