La messe des mots
par
Charles LE QUINTREC
La poésie c’est ce qui subsiste du dialogue Créateur-créature du paradis terrestre. On nous dit qu’alors la conversation fut interrompue. Il me semble qu’un poète, un musicien – je pense à Mozart, mais aussi à Dante – sont capables de rétablir le contact. Il y a des mots et des harmonies qui remontent à la Genèse et qui n’ont pas fini de vibrer très intensément dans les espaces. L’homme – c’est son honneur – s’ingénie à renouer les fils d’une concertation fabuleuse et ses échecs – pour importants qu’ils soient – n’arrivent pas à le décourager. Toujours il éprouve le besoin de poser les questions de sa présence au monde et de ses fins dernières.
« Dès qu’il se distingua de l’animal, écrit Renan, l’homme fut religieux. C’est-à-dire qu’il vit dans la nature quelque chose au-delà de la réalité et, pour lui-même, quelque chose au-delà de la mort. »
Torturé plus encore que douloureux, voyant avant même que la voyance ne fût à la mode, Baudelaire, dans ses carnets, fait une sorte de récapitulatif des grandes questions. Les voici, telles qu’elles nous sont posées, telles que le poète, plus encore que le savant, voudrait y répondre :
Où sont nos morts ?
Pourquoi sommes-nous ici ?
Venons-nous de quelque part ?
Qu’est-ce que la liberté ?
Peut-elle s’accorder avec la loi providentielle ?
Le nombre des âmes est-il fini ou infini ?
Quel ordinateur répondra jamais à pareil questionnaire ? Le robot ne souffre pas. Il fonctionne jusqu’à l’erreur. Il ne sait rien de la nuit des consciences, de l’enfer des vies méprisées, du paradis agrandi de certains yeux qui perçoivent quelque chose de ce qui demeure caché à la multitude.
Brisons là ! Si nous ne savons pas ce qu’est la poésie, nous commençons à nous faire une certaine idée du poète.
Il est essentiellement un homme à part. Il n’est pas du nombre. Il ne fait pas nombre. Il n’est pas attendu. Il n’est pas élu. Il ne joue pas au tiercé. Interville l’assomme. À force de vulgarité, le petit théâtre de Pécuchet l’ennuie. À ses yeux, les chanteurs à la mode sont déjà démodés. Il est un solitaire. On prétend donc ici et là, et là plus qu’ailleurs, qu’il peut-être gênant parce que hors du jeu, ce jeu qui consiste à brailler dans les cafés et à briller dans les salons.
S’il vient du peuple – c’était l’opinion d’Armand Robin – le poète est une sorte de réprouvé. Les siens ne le comprennent pas et, du haut de leur argent, les autres le méprisent.
Cet homme est d’ailleurs parfaitement méprisable aux yeux de ceux qui vont célébrant le siècle sans s’apercevoir qu’il est le plus fou furieux de l’histoire de l’Humanité.
Faut-il le dire ?... Œuvre de solitude, la poésie ne s’adresse qu’aux solitaires. À ceux et à celles qui aiment à se poser toutes les questions gênantes et qui ne se trompent jamais sur notre finalité puisqu’il est entendu depuis le premier jour que « Tout va sous terre et rentre dans le jeu... »
Qu’il soit jeune ou moins jeune, aucun mystère ne peut rebuter le poète. Ce qui le choque, c’est le terre-à-terre, le raisonnable, le rationnel, la racine carrée, le deux et deux font quatre des agioteurs et des gogos. Ce qui le désarme, c’est qu’à l’heure du Seigneur on cherche encore à marier sa fille ou à vendre des bœufs.
Jeune ou moins jeune, le poète comprend le surnaturel. Il l’appelle, il s’en fait l’instrument et encore le modeste truchement. Que l’eau se change en vin, que le vin devienne sang, que le pain se fasse chair, qu’une Vierge enfante, que Dieu l’Unique soit Un en Trois personnes, il n’y a rien là, absolument rien là pour le surprendre. En ce domaine, il est sûr que le mensonge est impossible. Ment-il, lui, quand il voit des îles dans les arbres, des archipels dans les nuages, des volcans en éruption dans le creux de ses mains ? Non, il n’arrange pas, il n’embellit pas quand la matière n’est plus obstacle et que la gravitation fait ce qu’elle doit.
Chant, célébration, voyage vers l’invisible, vers l’ineffable, vers l’indicible, la poésie est ce qui reste aux hommes quand, par malheur, ils n’ont plus rien. On l’a bien vu pendant la dernière guerre, au cœur de la clandestinité, quand Pierre Emmanuel et Loys Masson, Louis Aragon et Paul Éluard, Louis Parrot et Jules Supervielle ont dit non – contre toute prudence et, apparemment, contre tout bon sens – aux forces de la nuit.
La poésie dites-vous n’est plus à la mode ? L’a-t-elle jamais été ? Et comment le serait-elle à une époque où les mots mutilés, galvaudés, codés, décodés, jetés sur la page blanche – que sa blancheur ne défend plus – par la fantaisie tyrannique des apprentis sorciers et des novateurs, déforment le plus misérable des calligrammes. Pour vivre, pour vibrer, pour toucher, pour émouvoir, la poésie a besoin de voyelles, de voyance, de consonnes que Claudel dit impulsives, propulsives, dynamiques. La poésie, pour cheminer souterrainement, a besoin de vérité, de charité, de sensibilité, de pitié, de ferveur.
Que de révolutions n’avons-nous pas faites au fond de l’encrier ? Que d’erreurs n’avons-nous pas commises ! Il fut un temps où Ronsard n’était pas nommé et un temps où l’on ne jurait que par lui. N’est-ce pas assez détestable ? Avons-nous besoin de toujours nous taillader le visage ? Sommes-nous si aimés du public que nous éprouvions encore le besoin de nous défigurer devant lui ?
Comme les grands bardes, je crois que l’essentiel est un oiseau, est un feuillage, est un enfant qui saute à la corde dans le soleil de sa maison.
La poésie – l’aurai-je assez dit ! – mais c’est ce souffle au-dessus des halliers, ce visage entrevu, ce cri qui pourrait aller percuter les étoiles. C’est cette faim, et c’est ce pain et c’est ce vin, cette communion sous les deux espèces, et c’est cette soûlerie, cette euphorie, cette souffrance.
Plus qu’un art de faire des vers, c’est un art de vivre. C’est cette amitié, cette générosité, cette attention aux autres et encore cette exaltation, cette passion, cette angoisse et cette recherche exaspérante – car jamais atteinte – cette façon que nous devrions avoir de regarder cette vieille planète abîmée comme si elle vibrait et luisait encore sous la salive du Créateur.
Ce n’est pas tout de dire que nous sommes jeunes et que nous sommes poètes ! Et tant mieux si nous sommes l’un et l’autre !
Disons avec Éluard que les hommes ont peu chanté à haute voix, qu’ils ont rarement entrouvert leurs fenêtres, que peu de chose les a distraits de leur vie épuisante. Mais qui ne sait que ce peu : « l’aube, l’amour et le sentiment de l’injustice, a fait naître des poètes » ?
Pas de formules, pas de formulations à proprement parler, mais une approche toujours plus difficile, mais un pouvoir de faire – le poème ce n’est pas autre chose que le pouvoir, que le désir de faire – venu d’on ne sait où, hérité d’on ne sait qui. Agnon disait que c’était l’Esprit qui lui avait mis chaque mot dans la bouche. Le vieux saint Jean, à Pathmos, n’a pas dit autre chose. Dante, lui aussi, convenait d’écrire sous une dictée. Il n’est pas jusqu’à Guillevic, regardé cependant comme l’un des tenants du matérialisme historique, qui ne m’ait fait cet aveu : « J’écris au plus haut de moi-même pour me surprendre et essayer de comprendre ! Et le mieux que je fais, c’est quelqu’un qui le fait à ma place. »
Qu’on est loin de cette sombre vacuité dont parlent les tenants de l’imposture et encore les Éliacins du domaine interdit.
La poésie, c’est la joie, la révolte, le rêve, c’est l’homme dans la nature, dans la cité, dans ses gouffres. Tout cela qui sommeille en nous, qui se réveille en nous, ce besoin que nous éprouvons de nous sonder les reins et le cœur et encore les entrailles. Pas seulement les mots, mais une parole, pas seulement les formules, mais des questions, les questions de Baudelaire et les autres pour avoir moins mal au monde et nous délivrer des foudres annoncées et des apocalypses offertes.
Charles LE QUINTREC.
Recueilli dans L’atelier imaginaire,
Poèmes et réflexions, L’Âge d’Homme, 1989.