Les regrets du sieur Le Sage
Sur le trépas de ses enfants, avec les calamités et misères
survenues en la ville de Montpellier à cause de la peste.
Dédiés à Monseigneur Messire Pierre de Fenouillet
Évêque de Montpellier.
Qu’il vous plaise donc, Monseigneur,
D’ouïr ma plainte et ma douleur,
Plainte que je ne puis décrire,
Douleur qui empêche de vivre,
Et qui fait que vers le tombeau
Je vais sans espoir de salut.
Car ma dure et triste fortune
Fait que toujours le mal me dure
Et me persécute si fort
Que le sort, l’amour et la mort
Troublent mon repos et ma vie.
Hélas ! la Parque m’a ravi,
Mon bon Seigneur, tout mon trésor,
Mon enfant, ma fille, mon cœur :
Ce qui rend mon mal, si étrange
Qu’avec mes pleurs mon pain je mange
Et que dans les derniers abois
Je perds mon haleine et ma voix.
Car, depuis leur mort, sur ma tête
Se sont faits plus de cheveux blancs
Qu’il n’en fût venu en cent ans.
Enfin mon mal inconsolable
Me rend tout à fait misérable,
Et, pour vous dire mon tourment,
Soit en veillant, soit en dormant,
Je lui parle et les ai dans l’âme
Comme de vifs rayons de flamme,
Et mon esprit journellement
Me les présente clairement.
Grand Dieu, ôtez de ma pensée
Mon fils, aussi ma fille aînée,
Ou faites, grand Dieu, par pitié
Qu’ils voient de nouveau la clarté.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Grand Dieu tout puissant et tout fort,
Encore que dans vos abîmes
Vous m’ayez trouvé plein de crimes,
Accordez-moi grâce et pardon ;
Prenez, grand Dieu, compassion
De nous comme de notre ville.
Déjà tous s’en vont à la file.
Votre peuple tout desséché,
Il semble qu’on l’ait enchanté,
Et il n’est pas une famille
Qui n’ait perdu ou fils ou fille.
C’est au point que toute maison
A son coup ou son horion.
Jamais je n’ai vu telle guerre.
Du haut-mal je tombe par terre
Quand j’ois parler de tant de morts.
Soixante, quatre-vingts, cent corps
S’enterrent en une journée,
Tant notre ville est infectée.
Tel est aujourd’hui en santé
Qui demain se trouve enterré.
L’autre, comme un homme de soufre,
Dirait-on, est sorti du gouffre,
L’œil toujours attaché au sol,
Tout transi et tremblant de peur.
Notre monde est si variable
Qu’il ne nous laisse rien de stable.
Chose étrange que le plus sain
Meure du jour au lendemain.
Il n’est rien qui garde cheville.
Pour ma part je me tourneboule
Et souvent fais, voulant ou non,
Quelque geste de Pantalon,
Quand de si cruelles nouvelles
Troublent mon sens et ma cervelle.
D’ami vous ne trouverez pas
Pour vous tirer d’un mauvais pas,
Fussiez-vous cent fois plus en peine
Que jamais âne de Vallène.
Seuls assurés sont les corbeaux
Les carnassiers et les tombeaux.
Daniel LE SAGE.
Recueilli dans Anthologie de la poésie occitane,
choix, traduction et commentaires
par André Berry, Librairie Stock, 1961.