Royaume

 

 

MAIS une autre est venue. Était-ce hier ou bien

Voici longtemps déjà ? Le rechercher, qu’importe !...

Mais une autre est venue... Et ce fut ce lien

Dont la force est si douce et la douceur si forte !

 

Mais une autre est venue. Et le plus cher passé

S’est perdu dans l’oubli comme en un labyrinthe,

Sentant qu’il n’avait plus dès lors qu’à s’effacer,

Sans creuser un sillage ou laisser une empreinte.

 

Mais une autre est venue, une autre à qui je dois

Un bonheur sans menace, un amour sans alerte.

Comme elle est en mes mains, je suis entre ses doigts,

Tant ma vie à la sienne à toute heure est offerte.

 

Or un pareil bonheur étant son propre chant,

Un hymne en eût-il pu rendre le son plus ample,

Ou le faire plus vif, plus profond, plus touchant,

Mieux que son propre chant, mieux que son propre exemple ?

 

C’est pourquoi, le sentant prendre toute ma vie,

L’éprouvant sans tourment, le vivant sans partage,

Je ne pouvais en moi sentir naître une envie

D’essayer par des vers d’en presser davantage.

 

Ainsi, pendant des ans qui m’ont paru si courts,

N’ai-je eu jamais souci de muer en poème

Ce qui d’un tel bonheur me pénétrait toujours

Et que toujours j’avais au profond de moi-même.

 

Mais celle grâce à qui je fus ainsi soustrait

Aux ombres que portaient ces bonheurs de naguère,

Aux maux qui trop souvent en altéraient l’attrait

Et leur faisaient, hélas ! un destin si précaire,

 

Celle-là, sachant bien par quels penchants jadis

Je tendais sur la lyre à chercher comme une aide

Pourrait se demander pourquoi nos paradis

Ne m’ont pas inspiré de m’en faire l’aède.

 

Aussi, pour attester que tout ce qui me vint

D’elle et de ce bonheur que rien n’altère et n’use

Ne m’aura pas été par elle offert en vain

Sans qu’elle en ait reçu l’hommage de ma muse,

 

Aux évocations de mes bonheurs anciens

Je voudrais ajouter quelques strophes ultimes

Qui disent, quand mes jours furent unis aux siens,

Quel bonheur sans nuage elle et moi ressentîmes.

 

                                                *

 

Voici : ma vie alors avait peut-être atteint

La crête du parcours que le sort nous assigne,

Ayant gravi déjà le versant du matin,

Après quoi c’est celui du soir qui nous fait signe.

 

Du moins pouvais-je ainsi mesurer le parcours

Qu’il me serait permis d’accomplir, – fût-ce en rêve,

Si la chance à ma vie apportant son secours,

Rien ne devait surgir qui la rendît plus brève.

 

Sur ce point culminant d’où la vie aperçoit

Après tant de semis tant de moissons à naître,

Ce que l’on sent germer, c’est le meilleur de soi,

Avec ce que l’on peut donner de tout son être.

 

Or c’est sur ce point haut dont j’étais le veilleur

Qu’elle vint me rejoindre et, me voulant pour maître,

Comprit que de ma vie elle aurait le meilleur

En y prenant la place où je la voulus mettre.

 

Et là, comme pour mieux déjà m’appartenir,

Et de moi voulant être esclave autant que reine,

Elle sut, unissant au mien son avenir,

Y répandre pour moi sa grâce souveraine.

 

Royaume du bonheur si vaste et si complet

Qu’il ne nous semble avoir de rival qui l’imite

Si toute notre vie à jamais s’y complaît,

C’est qu’il demeure intense en étant sans limite.

 

Pourtant, dans ce royaume où nous fûmes d’abord

Seuls hôtes, elle et moi, de sa magnificence,

D’autres vinrent bientôt l’enchanter plus encor

De ce qu’y pouvait seule ajouter leur présence,

 

D’autres qui n’eurent pas même à franchir un seuil,

Et n’eurent à forcer ni porte ni clôture

Pour pénétrer dans ce royaume où notre accueil

Enveloppa d’espoir leur naissante aventure,

 

D’autres qui n’étaient eux que pour avoir pris tant

De nous, de notre amour et de notre substance,

Et dont l’essor joyeux rappelle à tout instant

Quelle clarté par eux luit sur notre existence,

 

D’autres dont l’âge aspire aux trajets triomphants,

Mettant, sur notre vie une constants aurore,

Et qui sont encor nous, puisqu’ils sont nos enfants

Qui n’auraient pu sans nous à la lumière éclore.

 

                                                *

 

Elle et moi, nos enfants et nous, arceaux divers

D’un unique bonheur qui sur eux tous se fonde,

Pour nous être formé ce splendide univers,

Nous eûmes le plus beau des bonheurs de ce monde.

 

Il fut, il est si beau, sans que rien jusqu’ici

En soit venu troubler l’ordre et la perspective

Que de le voir bientôt par quelque ombre obscurci

Il m’advient d’éprouver quelque angoisse craintive !...

 

Mais si lointains encore ou proches soient les temps

Où dans un tel bonheur la mort viendra me prendre,

En m’arrachant à tout ce qu’encor j’en attends,

Pour en ramener l’être au destin de sa cendre,

 

Je sais du moins qu’avant de descendre au tombeau

J’aurai senti mon âme à ce point coutumière

D’un bonheur si profond, si virant et si beau

Qu’en la rendant à Dieu j’en aurai la lumière.

 

 

 

Louis LESTELLE.

 

Paru dans La Revue universelle en mars 1939.

 

 

 

 

 

 

 

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