Les voix
Au Comte A. de l’Estoille.
L’amour m’avait parlé dans le jour qui s’achève,
Il glissait à mon corps la tiédeur du sommeil,
Et j’écoutais l’amour comme on écoute un rêve
Qui passe en secouant ses ailes au soleil.
L’amour m’avait parlé, j’en avais le délire,
Des caresses aux yeux, des caresses aux doigts,
J’aurais voulu pleurer, j’aurais voulu sourire ;
L’amour m’avait parlé, des baisers dans la voix.
Ma jeunesse écoutait, étonnée et ravie ;
Je ne le voyais pas, – c’était la fin du jour, –
Mais je sentais déjà l’étreinte de la vie
Et je joignais les mains à la voix de l’amour !
Tout à coup, un frisson très dur se fit entendre :
Une autre voix sonnait, et, lame sans défaut,
Avec un son d’acier étouffant la voix tendre
Qui me parlait tout bas, elle parla tout haut :
« Relève-toi ; pâmée aux lèvres des tendresses,
« Tu n’aurais de mes mots, âme, que le dégoût.
« Je n’ai jamais appris la langue des caresses
« Et je ne sais parler qu’à des êtres debout.
« Tais-toi ; quand j’ai passé, tout le reste s’efface.
« Rouvre les yeux ; par moi la lumière renaît,
« Quand on m’écoute, on doit me regarder en face,
« Et je ne connais pas ceux que la peur connaît.
« Je suis beau ; la beauté, ton Dieu me l’a donnée
« Pour que l’esprit humain m’apprenne avant le cœur.
« J’ai comme le matin la tête couronnée,
« Les pleurs et la rosée ont la même couleur.
« Je suis juste ; je livre au mal, je livre aux flammes.
« Quand on vient me chercher, on rencontre l’effroi.
« Je suis impitoyable, et les plus grandes âmes
« Ont hésité souvent entre la mort et moi.
« Mais je suis plus fort qu’elle, elle aussi doit me suivre,
« Elle aussi, quand je veux, doit frapper ou guérir,
« Car j’ordonne la mort à qui désirait vivre
« Et j’impose la vie à qui voulait mourir.
« Je puis être inconnu, puisque mon auréole
« Fait grand comme je suis le plus infime lieu,
« Je suis pur quel que soit mon but ou ma parole
« Puisque tout doit passer par moi pour trouver Dieu.
« Je fais souffrir, pourtant je relève qui tombe,
« À qui faiblit pour moi je parle avec honneur,
« J’apporte le berceau pour refermer la tombe,
« Et les désespérés m’appellent leur bonheur.
« Souvent je suis chéri de l’âme que je touche,
« Le soir je baise au front qui m’a suivi le jour,
« Mais je ne puis donner de baiser sur la bouche,
« Je foule aux pieds la joie et j’ai maudit l’Amour.
« Pourtant l’amour est mien comme la vie est mienne,
« Seul je puis le bénir, et seul je l’ai flétri,
« Il subsiste pourvu que mon bras le soutienne,
« Et, quand il est sacré, c’est que je l’ai meurtri.
« Je suis le toit, le seuil, le foyer, la muraille,
« Je porte le drapeau, je protège la loi,
« Et le soldat enfant frappé dans la bataille
« Qui meurt en soupirant : Patrie ! est mort pour moi.
« C’est moi qui fis l’histoire, en moi la Gloire vibre,
« J’ai planté le laurier pour les martyrs humains,
« Et Vercingétorix, dans sa prison du Tibre,
« Souriait en posant sa tête sur mes mains.
« Léonidas avait par moi trempé ses armes,
« La fille de Jephté chantait avec ma voix,
« J’ai fait couler du sang et j’ai séché des larmes,
« J’ai bercé le Messie et j’ai dressé la Croix.
« J’existe par ton Dieu, je marche avec la France,
« Je défends le plaisir, je hais le désespoir,
« Je m’appelle salut, je m’appelle souffrance,
« Je m’appelle En avant, je m’appelle Devoir ! »
Jean de L’ESTOILLE.
Paru dans L’Année des poètes en 1894.