Un dernier baiser

 

 

                                            À M. ADOLPHE BORDIER.

 

 

Silence ! Obscurité !... Ce couple solitaire

À repris son empire et domine la terre ;

Sous ses longs voiles noirs le village s’endort.

Ici, près de l’église, est le champ de ?a mort :

Un mur de douze pieds de nos toits le sépare

Comme si, de faveurs, le trépas trop avare,

Voulait qu’on enviât le sort de ses élus

Sans pouvoir approcher ceux qui n’existent plus.

À ses pieds, l’onde errante, image de la vie,

S’écoule en frémissant sous le roseau qui plie

Et murmure un adieu qui n’a rien de mortel

À ceux qui sont aux vers et dont l’âme est au ciel.

La nature en repos, calme, triste et rêveuse,

Au souffle du zéphir s’endort silencieuse ;

Chaque saule frissonne et pleure sous le vent,

Et s’agite et frémit comme un spectre mouvant ;

Là gisent en repos quelques tombes modestes

Que quelques croix de bois recouvrent de leurs restes,

Et semblent coudoyer les marbres orgueilleux ;

Tout se confond ici : le tombeau fastueux

Et de la pauvreté la couche mortuaire,

Tout cède de la mort au bras égalitaire,

Tout s’efface après nous : le nom, le souvenir,

Quand nous disparaissons au seuil de l’avenir....

Qu’importe la splendeur de notre sépulture,

Si nous devons aux vers tous, servir de pâture ?

La mort a déployé son étrange ciseau

Et le pauvre du riche a repris le niveau.

Plus que des os épars, que des tombes voisines,

Couvertes par le temps de ronces et d’épines,

Que l’herbe qui grandit au souffle de la nuit

Pour mieux les exiler du tumulte et du bruit.

L’onde aussi, dans son cours, comme une âme qui pleure,

De l’étrange cité revêt chaque demeure,

Et chaque flot tremblant répète un chant de deuil

Pour chaque trépassé couché dans le cercueil.

 

          Tout à coup, à travers les ondes,

          Paraît sublime, audacieux,

          Un mortel dont ces voix profondes

          N’arrêtent le bras vigoureux ;

          Avec ardeur, dans le silence.

          Il fend le flot qui se balance

          Au gré de la brise du soir ;

          Il nage... et bientôt sur la rive

          Abandonne l’eau fugitive,

          Près d’une tombe vient s’asseoir.

 

          Il croit voir le clocher gothique,

          Qu’anime une sainte terreur,

          Tressaillir sur sa base antique

          De pitié, de trouble et d’horreur.

          La pioche en main, pensif et sombre,

          Spectre vivant, ainsi qu’une ombre,

          Il s’avance vers les tombeaux ;

          Partout la mort laisse des traces,

          Partout, d’espaces en espaces,

          Il voit des sépulcres nouveaux.

 

          À chaque pas, sous l’herbe verte

          Qu’il écarte de ses deux mains,

          Il trouve une fosse entr’ouverte

          Avec ses ossements humains ;

          Dans sa marche que rien n’arrête

          Il voit la poussière secrète

          Des morts si longtemps endormis ;

          Son pied distrait foule la terre,

          Frappe la tombe solitaire

          Où nul ne sait qui les a mis.

 

          Il cherche... et reste sans haleine :

          Soudain son cœur devient tremblant,

          Et ses pieds reposent à peine

          Sur un sol qui semble mouvant ;

          La terre est fraîche remuée,

          Il comprend que sa bien-aimée

          Repose là sous le gazon,

          Sous ces fleurs blanches qu’il caresse,

          Sous ce symbole de tristesse

          Dont la feuille effleure son front.

 

          Les arbres qui bordent la rive

          Et se mirent au sein des flots ;

          La brise molle et fugitive

          Qui laisse échapper des sanglots ;

          La fleur qui penche sur sa tige,

          Et l’éphémère qui voltige,

          Lui disent de rêver au ciel ;

          Qu’ici bas tout meurt, tout s’efface,

          Que l’homme naît et bientôt passe,

          Que sous les cieux tout est mortel.

 

          Et lui songe à la tête blonde,

          Chaste sanctuaire d’amour,

          Fleur que le Seigneur prit au monde

          Pour orner le divin séjour :

          Il doit renoncer à son rêve ;

          De rage, son cœur se soulève,

          Son cœur tourné vers l’avenir ;

          La source des joies est tarie,

          Et son illusion chérie

          S’enfuit pour ne plus revenir.

 

Pour soulager son front qui de douleur se penche,

Il vient chercher une âme où son âme s’épanche,

            Un ange pur qui s’envola.

Il veut revoir encor cette femme céleste,

Source de tant d’amour, fleur brillante et modeste

            Que le ciel jaloux appela.

 

Il frappe à coups pressés, dans sa rage insensée,

Et médite, en creusant le fond de sa pensée,

            Les lois de la fatalité :

Quand tout passe, tout meurt, tout s’enfuit, tout succombe.

Tout s’éteint pour toujours dans la nuit de la tombe.

            Il rêve l’immortalité !

 

De ce rêve orgueilleux bientôt il se réveille :

Un bruit sourd retentit et frappe sou oreille.

            Triste comme un cri du beffroi ;

Bruit du fer sacrilège, étrange et saint mystère !

Qui vaguement gémit sur le bois, dans la terre,

            Et le fait reculer d’effroi.

 

La bière est là, livide, et la brise qui passe

De ses amers sanglots fait résonner l’espace.

            À l’aspect de ce noir cercueil ;

Devant ce fier défi qu’on porte à la nature,

Le ciel même frémit, et pousse un long murmure,

            Murmure d’horreur et de deuil.

 

Mais à ces voix du ciel, de la terre et de l’onde,

Il reste sourd ; sans cesse immuable, profonde,

            Sa volonté presse son cœur ;

S’il peut la voir encor, même au fond de l’abîme,

Qu’importe à son bonheur la peine de son crime,

            Et la colère du Seigneur ?

 

Il est là, ce beau corps !... L’avoir vu tout à l’heure,

Tranquille et rayonnant briller en sa demeure,

            L’avoir vu souriant et beau ;

Et savoir maintenant cette lèvre glacée,

Savoir ces yeux éteints, sans âme, sans pensée,

            L’avenir... au fond du tombeau !

 

Voir un ciel si serein se couvrir d’un nuage,

La mort, l’affreuse mort, bleuir ce frais visage

Et le marquer d’un sceau de deuil ;

Voir son amour si pur, si beau, si grand la veille,

Cet amour qu’en ces lieux le silence réveille,

Enseveli dans un cercueil !

 

Voir celle qu’on aima, celle qu’on aime encore,

Reposer dans la mort, alors que son aurore,

            Semblait présager d’heureux jours ;

La laisser au sommeil glacé, pesant et morne,

Qui commence un matin, dont le cours est sans borne,

            Et l’abandonner pour toujours !

 

La lune a disparu : dans le ciel plus d’étoile ;

La terre de nouveau se couvre de son voile,

Comme une veuve en pleurs se couvre en son malheur ;

Et deux larmes de sang humectent sa paupière,

Alors qu’en frémissant, il dérobe à la terre

Le rêve de ses jours, la moitié de son cœur.

 

Il le prend en ses bras et de nouveau le presse,

Ce corps dont il reçut la première caresse,

Il cherche à l’animer de son souffle puissant ;

Contre sa froide lèvre, il met sa lèvre ardente ;

Il prodigue à sa bouche une haleine brûlante...

C’est en vain, son effort reste nul, impuissant.

 

Cette bouche sera toujours muette et close,

Froide comme un granit qui sur les monts repose ;

Pas un signe de vie, un seul mot de retour.

Pas un tressaillement de bonheur, d’allégresse ;

Pas une pulsation du sein qu’il tient et presse,

Contre son cœur qui bat d’un si sublime amour.

 

Soudain, il pousse un cri d’horreur et de démence :

Il a bravé le ciel, le châtiment commence ;

Il a voulu revoir, eh bien ! il a revu ;

Il a franchi des morts l’asile solitaire,

Consommé sans pâlir cet horrible adultère...

L’astre des nuits est là ; maintenant il a vu....

 

Il a vu devant lui, sous son regard avide,

Un cadavre sans forme, un visage livide :

Un être qu’il ne peut reconnaître aujourd’hui,

Et qui porte ces mots : « Va-t’en, ce n’est plus lui ! »

Les yeux ont disparu ; déjà, dans leur orbite,

Il n’est plus que la place, et le ver qui l’habite,

C’est l’œuvre du trépas dans toute son horreur !

Il recule soudain de honte et de terreur :

Il est homme, et ses sens de dégoût se soulèvent,

Ces horribles lambeaux aujourd’hui lui rappellent

La femme d’autrefois si riche de beauté,

Et son esprit s’égare... et bientôt transporté,

Il fuit... et sous ses pas se présente une tombe,

Il court, ne la voit pas, il court, il butte et tombe ;

Sa bouche, de nouveau, baise des trépassés

Les marbres et les croix sous ses pas entassés.

Il se lève et reprend sa course furibonde,

Il est encor des morts ; il rechute et retombe.

Ainsi, de chute en chute, en ce séjour de deuil,

Voyant à chaque pas un spectre hors du cercueil,

Sans haleine, éperdu, frémissant, il arrive...

Son œil cherche un passage et reconnaît la rive :

L’onde coule toujours et du sein de ses flots

S’élève dans les airs de lugubres sanglots ;

Animé des transports d’une fureur subite,

D’un bond, dans le courant, il va, se précipite,

Et le bruit de son corps à travers l’élément

Semble des trépassés un sourd ricanement.

Tout est fini : les morts ont ri de sa démence

Et rentrent maintenant dans leur premier silence,

Toujours calmes, soumis aux lois de l’avenir...

Et le vent de la nuit échappe un long soupir !

 

 

 

Victor LEYMARIE, mars 1868.

 

Paru dans Les voix poétiques en 1868.

 

 

 

 

 

 

 

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