À l’ombre de Dante Alighieri

 

COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE DES JEUX FLORAUX

 

                                               Onorate l’altissimo poeta.

                                                     (Inferno, cant. IV.)

 

 

Les torches ont pâli sur les balcons de marbre,

Le dernier chant de fête a traversé les airs :

Plus d’aigrettes de feu scintillant d’arbre en arbre...

Le bruit des pas s’éteint sous les arceaux déserts.

Seul – tandis que, de pourpre encor toute vêtue,

Florence, en s’endormant, murmure un nom chéri,

Seul, avec ma pensée, au pied de ta statue,

               Je veille, ô Dante Alighieri !

 

Te voilà donc, géant, qui, debout sur l’Érèbe,

Osas heurter du front les astres souverains !

Te voilà, dédaigneux des clameurs de la plèbe,

La robe du proscrit serrée autour des reins,

T’’avançant dans la vie, âpre, sublime, étrange,

– Si bien que les enfants de ton siècle de fer

Disaient, en te voyant pareil au sombre archange :

               « C’est celui qui vient de l’enfer ! »

 

Te voilà tel qu’un soir l’infernale tempête

Te fouetta de son aile en la cité des pleurs !

L’aigle rampe à ton socle, un laurier ceint ta tête :

Sous le carrare ému qui trahit tes douleurs

L’hydre du souvenir se glisse et te va mordre ;

Ton cœur gronde, orageux : on dirait, à te voir

Le presser de la main, que ta main veut le tordre

               Pour en chasser le désespoir.

 

Va, ne tourmente plus de ta fiévreuse étreinte

Ce cœur dont chaque élan se perd dans un sanglot :

Des larmes d’une mère il a gardé l’empreinte :

Son berceau fut l’exil, l’infortune est son lot !

Dût le Styx le tremper contre la tyrannie,

Quand son jour aura lui de battre ou de souffrir,

Ces deux tyrans divins, l’amour et le génie,

               Sauront bien se le faire ouvrir.

 

C’est là de tes pareils le fatal héritage !

Tout change, et leur destin ne saurait point changer.

Des trésors de ce monde ils n’ont rien en partage,

Rien que l’eau des torrents, le pain de l’étranger,

La bruyère pour lit, pour oreiller le sable,

Puis, quand le souffle manque à leur corps gémissant,

La stérile faveur d’un nom impérissable

               Écrit des gouttes de leur sang.

 

Tu rêvais ton amante heureuse entre les femmes :

Que t’importaient l’Éden ou les pleurs des maudits ?

Hors de ta Béatrice il n’était point de flammes,

Dans l’azur de ses yeux tenait ton paradis...

Mais le lis qui devait embaumer ta demeure

S’effeuille, et – du néant superbe vanité –

Tu ne peux à sa vie ajouter même une heure,

               Toi qui parlais d’éternité !

 

Tu rêvais ta patrie et plus grande et plus libre !

Tu sortis de ses flancs, barde et preux tour à tour :

Pour elle, en maint combat, ton fer luit, ton luth vibre :

Des palmes vont sans doute accueillir ton retour ?

Non, non ! l’ingrate brise et ton glaive et ta lyre,

Un Corso Donati promet ta cendre au vent...

Déjà le bûcher fume, et la foule en délire

               S’apprête à t’y jeter vivant !

 

Oh ! N’est-ce point alors qu’à ton âme meurtrie

L’image d’Ugolin apparut, spectre amer,

Au bruit retentissant des clés de la patrie

Que pour jamais le fleuve entraînait à la mer ?

Car de leurs doigts crochus la mort et l’ostracisme

Clouaient derrière toi les portes du bonheur ;

Car de tes songes d’or, fils d’un pur stoïcisme,

               Seul debout restait ton honneur !

 

Et vers ton seuil détruit tu laissas l’espérance

Comme un rameau séché qui ne doit plus fleurir ;

Et tu partis, donnant la main à la souffrance ;

Et, vingt ans, l’on te vit – sans en pouvoir mourir –

Tantôt agenouillé, la face sur les dalles,

Tantôt de ta colère agitant le flambeau,

Souffleter les tribuns du plat de tes sandales,

               Ou sangloter près d’un tombeau ;

 

Jusqu’à l’heure où, courbé sous ta peine croissante,

Las d’aller devant toi cherchant la liberté,

Las de traîner ce deuil de la patrie absente,

– Tunique de Nessus qui brûlait ta fierté –

Tu t’arrêtas enfin sur la pente flétrie

Où d’un suprême effort te poussaient les hivers,

Léguant tout à la fois son crime à l’Étrurie

               Et ton poème à l’univers.

 

Pardonne tant d’audace, oui, pardonne, grande ombre.

À qui t’ose évoquer du séjour des élus !

S’il n’est pire douleur, en la fortune sombre,

Qu’un lointain souvenir des biens que l’on n’a plus,

N’est-il pas doux aussi, quand, à travers l’orage,

Le ciel a sur son voile épandu ses saphirs,

De renaître, oublieux, des terreurs du naufrage,

               Sous les caresses des zéphirs ?

 

Viens ! ils ont fui ces temps d’opprobre et de détresse

Où la dague homicide armait la trahison,

Où le hanap versait la mort avec l’ivresse,

Où dans le pain sacré se glissait le poison,

Où jusqu’en ses palais Florence ensanglantée

Maudissait par ta voix ses bourreaux triomphants,

Où l’Arno refermait sa vague épouvantée

               Sur les forfaits de ses enfants.

 

C’est la ville des fleurs qui maintenant t’appelle !

La joie est en son âme et l’orgueil à son front,

Tandis qu’à ton éclat elle renaît plus belle :

De six cents ans d’oubli ce jour venge l’affront...

Et, de peur que ton marbre où frémit la menace

Ne veuille de l’exil reprendre le chemin,

Comme une tendre mère, ô Dante, elle t’enlace

               Dans ses guirlandes de jasmin.

 

Viens ! c’est l’heure du rêve et des fantômes pâles.

Sur les monts, sur les eaux, sur ton noir monument

L’étoile du matin égrène ses opales ;

Des Cascines au Dôme un long tressaillement

Agite, en son sommeil, ta terre nourricière,

Et parmi ces tombeaux qu’ils sont las de peupler,

Guelfes et Gibelins, du fond de leur poussière,

               Se dressent pour te contempler.

 

Oui, viens ! et si, jadis, par des landes funèbres

Ayant trouvé la Muse errante, les pieds nus,

Tu fis devant ses pas resplendir les ténèbres

Et palpiter son sein de transports inconnus,

Parle ! quelle oasis ou quel désert l’abrite ?

Je veux, lorsque notre âge est sourd à ses accents,

Porter mon brin de myrte à ta sœur, la proscrite,

               À ses autels mon humble encens.

 

Sois mon Virgile, ô Maître !... En la forêt sauvage,

Des larves trop longtemps ont égaré mes pas :

D’un coup d’aile, aigle altier, brise cet esclavage !

Allons à la lumière au travers du trépas,

Et, par delà l’espace où notre monde expire,

Entrouvre à mon essor, sous un rayon béni,

Ces horizons perdus de l’éternel empire

               Dont la limite est l’infini.

 

Déjà, déjà mon âme à ta suite s’élance !

Rien n’arrête son vol, ni les souffles stridents,

Ni du val douloureux l’effroyable silence,

Ni les cris échappés des sépulcres ardents,

Ni, hurlant en ses murs du feu qui la dévore,

Cette Dité fatale à qui veut l’approcher,

Ni ces spectres roulant dans la nuit sans aurore

               Sous l’aviron du vieux nocher.

 

Par les fleuves sanglants, par les lacs de bitume,

Elle glisse, de vague en vague, jusqu’au fond

De cet humide gouffre, océan d’amertume,

Où, dans son vain orgueil qu’un Dieu juste confond,

Pareil à ce Titan foudroyé du Caucase,

Lucifer se débat sur la glace et la mord,

Moins accablé du poids de l’enfer qui l’écrase

               Que du fardeau de son remord !

 

Un instant, Maître, un seul ! oh ! que je puisse entendre

De ces deux alcyons l’harmonieux soupir,

Hymne embaumé du cœur, si plaintif et si tendre

Qu’à l’écouter Cerbère a paru s’assoupir !

Que Francesca me dise, avec les pleurs de l’âme,

Par quels charmes celui qui la sut embraser

Lui fit boire l’amour dans un regard de flamme,

               Et le trépas dans un baiser !

 

Mais ton élan m’emporte ainsi qu’un vent rapide...

Ce frais vallon, ces bois pleins de fleurs et d’accords,

Ces mousses, ces parfums, ces chants, cette eau limpide

Qui baigne, en son cristal, les roseaux de ses bords,

Tout ce printemps éclos d’haleine créatrice,

N’est-ce point là l’Éden si souvent imploré

Sous les palmiers duquel te reçut Béatrice,

               La vierge au sourire adoré ?

 

Ah ! tu l’as reconnue... elle nous tend son voile...

Et, par elle attirés vers un éther plus pur,

Nous montons, éblouis, de soleil en étoile,

Au son des harpes d’or qui vibrent sous l’azur ;

Et du divin amour la brûlante étincelle

Allume autour de nous ces flots de diamant

Dont la nappe éclatante incessamment ruisselle

               Sur les degrés du firmament ;

 

Et voici, du Très-Haut célébrant les louanges,

– Comme une rose immense et d’enivrante odeur –

Au seuil de l’infini flotter le cœur des anges :

Et, dans leur blanche étole inondés de splendeur,

Rayonnent les élus, triomphante milice :

Et mon regard tremblant vers l’Éternel s’en va,

Et j’entrevois, au fond du céleste calice,

               Flamboyer l’œil de Jéhova !

 

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   

 

De ce mirage, hélas ! tout n’était que mensonge,

L’Empyrée et ses feux, l’Érèbe et ses démons.

Avec la nuit mourante a disparu le songe ;

L’aube de ses reflets illumine les monts,

Ton ombre qui s’enfuit fait place à la statue,

Et, sous l’éclair brutal de la réalité,

Je sens tomber d’en haut ma pensée abattue

               Au pied de ton marbre irrité.

 

Reste donc sur les pics d’où tu ne veux descendre !

Aussi bien, en ces jeux de peuples délirants,

Assez d’autres sans moi viendront troubler ta cendre.

Ils chantent l’Apennin vengé de ses tyrans,

Et Lazare sortant de son sépulcre, et Rome

À qui leur fol espoir ne saurait dire adieu,

Comme si ce joyau qu’ils convoitent pour l’homme

               N’était point le trésor de Dieu !

 

Au sombre Gibelin que font ces chants de fête ?

Qu’importent ces honneurs au plus grand des Toscans ?

Il sait ce qu’un beau jour peut cacher de tempête,

Il sait que l’Italie est le sol des volcans,

Et combien le Vésuve, en ses ruisseaux de lave,

À noyé tour à tour de tribuns et de rois,

Depuis que le génie, impérissable épave,

               Y surnage auprès de la croix.

 

Le tien est immortel !... Tant que l’oiseau sublime

Pendra son aire aux rocs où la nue a tonné, –

Vaste comme le ciel, profond comme l’abîme,

Dante, tu planeras sur le monde étonné,

Et les brises de mai diront avec mystère

Le nom de Béatrice aux échos du printemps,

Quand les portes d’airain de ton vieux Baptistère

               Auront croulé depuis longtemps.

 

 

 

Stéphen LIÉGEARD.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1894.

 

 

 

 

 

 

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