L’ossuaire

 

À Verena.

 

                                                    Alas, poor Yorick !

                                                          SHAKESPEARE.

 

 

Enfant, vous souvient-il de l’humide ossuaire

Avec ses crânes nus où manquait le suaire ?

Négligés du soleil, oubliés des vivants,

Sur un ais vermoulu qui craque à tous les vents,

Ils verdissent ! – L’eau coule. Est-ce en deuil de leurs charmes ?

Ces orbites sans yeux verseraient-ils des larmes ?

L’un a pris d’Ugolin l’âpre rage qui mord,

L’autre, rictus amer, semble rire à la Mort...

Fossette, ô nid d’Amours, adieu ! l’heure est passée.

Adieu, ride, en ton pli recelant la pensée !

Le baiser du trépas est un baiser ardent

Qui fait fondre la lèvre en découvrant la dent.

Le Temps, qui les polit, du revers de son aile

A tout emporté d’eux dans la nuit éternelle ;

Plus d’incarnat aux chairs, plus d’or soyeux au front,

Plus de prunelle en feu s’allumant sous l’affront ;

La beauté, la jeunesse, et la grâce, et la force

N’ont laissé, fruits tombés, qu’une livide écorce...

Ils ont rêvé, souffert, espéré, combattu,

Ces mornes ossements, – puis, un jour, tout s’est tu,

Tout..., pour l’éternité !

 

                                       Donc, en la crypte verte,

Debout, ainsi qu’Hamlet, sur la fosse entr’ouverte,

Je songeais – soupesant quelque crâne au hasard –

Si c’était Yorick ou si ce fut César.

Vous, pâle, frissonnante au bras de votre amie,

Vous craigniez d’éveiller cette poudre endormie,

Et, de son froid sommeil ayant pieux souci,

Vous soupiriez tout bas : « Quoi ! serons-nous ainsi ? »

 

Oui, nous serons ainsi ! la lumière, et puis l’ombre...

Moi, bientôt, – vous, enfant, après des jours sans nombre,

Quand l’inconstant zéphir et la rosée en pleurs

Auront devant vos pas épanché fleurs sur fleurs,

Quand vous aurez laissé la lie aux plus avides,

Quand ayant vu l’espoir, du fond des coupes vides,

Vers le pays du rêve envolé sans retour,

Vous voudrez, vers le soir, dormir à votre tour.

 

Vous souvient-il qu’au bord de ces dalles moroses

S’étage un tiède enclos tout empourpré de roses ?

L’abeille, en se jouant, y butine le thym ;

Si quelque larme y luit, c’est celle du matin ;

Son sol est vert aussi, mais d’herbes parfumées,

Le torrent qui bondit lui jette ses fumées,

L’oiseau son chant joyeux, le soleil ses rayons :

« Aimons ! » y dit la brise, et la pierre « Croyons ! »

Ici, la marguerite a des réponses douces,

L’odorant cyclamen y rougit dans les mousses ;

Des nids sortent, joyeux, mille frémissements,

Comme des bois, en mai, quand flottent les serments...

L’écho n’est que soupirs, l’air que lueur ou flamme,

L’iris des cieux s’y fait un miroir de notre âme.

Et la pensée, ayant brisé son joug de fer,

Trouve un nouvel Éden au seuil d’un autre Enfer.

Et pourtant de la Mort c’est encor le domaine,

Ce champ où, si léger, le rêve se promène !

Car le Destin voulut, en ses décrets moqueurs,

Les crânes étant là, qu’ici fussent les cœurs.

 

Le Destin... Qu’ai-je dit ? non, non, la Providence !

Qui de nous la nierait, ô divine évidence,

Cette éternelle loi de justice et d’amour

Donnant l’ombre à la nuit et la lumière au jour ?

Parce que, vaine argile où bouillait la pensée,

Ils eurent du Titan l’espérance insensée,

Parce qu’ils ont voulu, songeurs audacieux,

Du fol élan d’un rêve escalader les cieux,

– Quand, attraits ou génie, en même temps tout tombe,

Dieu refuse à ces fronts les pudeurs de la tombe,

Et, d’un bras sans pitié, les tirant du cercueil,

Nous montre à nu le peu que valait tant d’orgueil.

Mais parce que ces cœurs ont enchanté le monde,

Leur sève coule encore et leur poudre est féconde.

Aux lieux qui les reçut la nature a souri,

L’air est plus embaumé, le gazon plus fleuri...

La goutte de rosée, en l’herbe où tout voltige,

Tremblant, comme une perle, au bord de l’humble tige,

Est quelque pleur de vierge, et qui n’osa jaillir ;

Ce parfum fut amour, et sanglot – ce zéphir ;

Ces sourds bruissements mêlés de pâle flamme

Ont palpité jadis sous quelque sein de femme ;

Peut-être le bouton qu’effeuillait votre main

But le sang d’un poète et lui dut son carmin ;

Peut-être cette grappe à l’épine sauvage

Qui, dans vos blonds cheveux, noyait son doux servage,

Se nourrit, vers l’avril, des fibres d’un amant.

La crypte était mensonge... En ce champ, rien ne ment :

Le ciel y prend plaisir à déchirer ses voiles...

Car au nimbe immortel d’un luth cerclé d’étoiles,

Car aux rouges éclairs du glaive triomphant

Dieu préfère un reflet, – s’il vient du cœur, enfant !

 

 

 

Stéphen LIÉGEARD.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1891.

 

 

 

 

 

 

 

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