Soliloques amoureux

d’une âme à Dieu

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

Perdus sur d’étranges chemins,

mes pas se sont tant dispersés

que, sous le poids de mes péchés,

je tremble du regard divin.

 

Voyant où tout enfin s’achève,

la raison, à qui mon erreur

tournait le dos jusqu’à cette heure,

aujourd’hui me mène au remède.

 

Après tant d’années, endormis

dans le plaisir et oubliés,

il semble que sont éveillés,

dès lors, mes cinq sens réunis.

 

Par-delà les plus hautes crêtes

déjà l’entendement me mène,

ma volonté est déjà mienne,

et je n’ai plus qu’à la soumettre.

 

Mais c’est Vous qui vaincrez, Jésus,

mon âme entière, et pour mémoire

qu’est bien vôtre cette victoire,

Vous mettrez votre nom dessus.

 

Car autant mon erreur passée

avait gardé mon cœur au calme,

autant à Vous donner mon âme

je me sens par l’amour pressé.

 

C’est votre amour, tant il est fort,

qui à cette Croix Vous relie ;

pour pardonner, Vous êtes vie,

pour me punir, Vous êtes mort.

 

Mon Dieu, voilà pourquoi j’espère

le pardon, je Vous en supplie,

rappelez-Vous : je suis celui

par qui Vous avez tant souffert.

 

Puisque Vous êtes né pour moi,

dites au moins, je Vous en prie :

« De celui pour qui je naquis,

comment supporter le trépas ? »

 

En votre charité je fonde

la volonté de me guérir,

mais c’est pour sauver, non punir,

que Vous êtes venu au monde.

 

Et je tiendrai, reconnaissant,

cette promesse à Vous donnée,

car une fois désabusé,

il est bon d’être repentant.

 

Ce que ce monde nous dispense

n’est jamais que choses fragiles

et plus on veut en acquérir,

plus s’en abuse l’espérance.

 

Toutes les grandeurs, les délices,

tout cela abuse sans Vous ;

en ce monde, qui d’entre nous

est sans Dieu ne peut être riche.

 

Lors, cet abîme j’abandonne

et Vous offre ce que je suis,

car celui qui à Dieu aspire

doit quitter sa propre personne.

 

C’est de Vous que nous vient le bien,

alors Vous m’aiderez aussi,

puisque seul est heureux celui

qui tient les bienfaits de vos mains.

 

Offrez-moi donc à Vous, Seigneur,

afin qu’ainsi il puisse échoir

à Vous, mon doux Jésus, la Gloire

et qu’à moi vienne le bonheur.

 

 

 

 

             SOLILOQUE   I

 

 

Mon cœur, ma vie, mon doux Jésus,

qu’ai-je dit ? Non, ne partez pas !

Il n’est pas juste que Dieu soit

l’objet de mon âme perdue.

 

Mais si Vous n’êtes pas à moi,

moi je suis à Vous, mon Jésus,

car ce que sans Dieu j’ai perdu,

en Dieu, je souhaite le ravoir.

 

Or, de nouveau, je Vous supplie

que ma vie même Vous soyez

car je ne puis Vous la donner

si de Vous ne vient pas ma vie.

 

Je souhaite Vous donner ma vie

car sans Vous ma vie ne vaut rien ;

si en Vous, elle est bien un gain,

sans Vous, elle perd tout son prix.

 

C’est vraiment d’amour que je meurs

car je Vous appelle « ma vie » ;

je vivais sans Vous jusqu’ici,

je n’ai plus cette vie, Seigneur.

 

Pris par votre miséricorde,

comme se soumet la brebis,

je veux Vous appeler « ma vie »,

bien que j’aie été votre mort.

 

Amour de ma vie, aujourd’hui

je Vous demande une faveur...

Ah, combien il m’est doux, Seigneur,

de Vous dire « amour de ma vie » !

 

En disant « ma vie » j’ai osé

Vous demander une faveur,

car j’ai ressenti la douceur

de vos bras, lorsque j’ai parlé.

 

Je Vous prie de ne plus permettre

que j’aie de vie sans Vous jamais ;

il ne serait pas bon que j’aie

de vie où Vous ne sauriez être.

 

Seigneur, comment ai-je pu vivre

sans Vous un seul de mes instants ?

Car si la vie est Dieu, vraiment,

que restait-il en moi de vie ?

 

De quelles choses misérables

ma vie a-t-elle été forgée !

Comment avez-Vous supporté

chose si vile et méprisable ?

 

Mais, mon Dieu, je peux supposer

que cela a été permis

pour que l’on voie en qui je suis

ce qu’en Vous-même Vous souffrez.

 

Mais ça n’est pas vaine abondance

que cette suprême bonté,

car je sais ma méchanceté

à l’aune de votre souffrance.

 

Et je sais ce que c’est que vivre

en étant de Dieu oublieux ;

quiconque serait moins que Dieu

ne parviendrait à me souffrir.

 

Je Vous ai renié tant de fois

pour mieux aimer à la folie

des beautés faussement jolies

qui n’ont ni vérité ni foi !

 

Oh, si j’avais vu votre Croix,

j’aurais aimé votre beauté !

Que de larmes j’aurais versées !

Que de tendresse dans ma voix !

 

Je ne sais ce que Vous avez

pour me rendre si amoureux,

peut-être en Vous y ouvrant mieux

montrez-Vous combien Vous m’aimez ?

 

Lorsque j’étais sous vos menaces,

je semblais ne Vous craindre en rien,

le sang Vous couvre et je Vous crains ;

Dieu, dites-moi ce qui se passe !

 

Oh, que d’adorables couleurs

Vous donne votre sang glacé !

Que de mots doux Vous m’inspirez,

par votre aspect divin, mon cœur !

 

Mais, puisqu’à Vous voir je ne peux

contenir toute ma douleur,

j’en ai déjà trop dit, Seigneur,

laissez-moi donc pleurer un peu.

 

 

 

 

             SOLILOQUE   II

 

 

Venez, Seigneur et Dieu du Ciel,

j’appelle des fosses profondes

que creusent les périls du monde

où je fus en danger mortel.

 

Hâtez-Vous de me secourir

car, mon Dieu, le temps a passé

où tandis que Vous m’appeliez,

je me cachais, tentant de fuir.

 

Vous m’avez recherché, dit-on,

alors emportez, je Vous prie,

sur vos épaules la brebis,

rajoutez-la à vos moutons.

 

Dieu de lumière, emmenez-moi,

Vous êtes celui qui guérit,

votre épaule sait qui je suis

puisque j’ai été votre Croix.

 

Rappelez-Vous, mon très doux Père,

que votre Mère est là aussi,

car c’est pour moi, elle l’a dit,

qu’elle est devenue votre Mère.

 

C’est entre Vous et votre Mère

que me dit de rester l’amour

car entre votre Mère et Vous,

mon Dieu, je ne peux pas me perdre.

 

Si mes mains, qui sont homicides,

de telles offenses Vous causent

que si votre regard s’y pose

le sang de vos plaies se ravive,

 

face à mes exploits trop nombreux

et à mes trop rares excuses,

ne voyez pas ce qui m’accuse,

voyez ses entrailles, mon Dieu.

 

Cher amour, si vers cet endroit

vos yeux, ces étoiles, tournez,

Vous verrez, mais Vous le savez,

qu’on Vous a fait homme pour moi.

 

Embrassez-moi, mon doux Jésus,

moi, l’enfant prodigue en second –

ma vie, mes habits en haillons –

qui suis du monde revenu.

 

Ne voyez pas mes errements,

car Vous ne pouvez plus nier

que Vous voulez bien m’embrasser,

puisque vos bras s’ouvrent si grand.

 

Ô doux Jésus, embrassons-nous,

sans plus nous quereller, mon Dieu,

ouvrez les yeux pour me voir mieux,

et crucifiez-moi donc en Vous.

 

Bien qu’à votre Croix Vous donniez

l’honneur que je sais et j’adore,

ma croix sera meilleure encore

si, en Vous, Vous me crucifiez.

 

Pourquoi, mon Père aimé, mon Dieu,

alors que Vous me recherchiez,

votre amour et mon lourd péché

Vous ont-ils mis en pareil lieu ?

 

Mais à quoi bon mener enquête,

lorsque déjà la table est mise

pour recevoir le fils prodigue ?

Que les anges lui fassent fête !

 

Donnez-moi le Pain véritable,

ne faites pas tuer de veau,

puisqu’on a sacrifié l’Agneau,

la grâce aussi m’attend à table.

 

Quel bel habit m’a revêtu

quand j’ai reçu votre pardon,

après que j’ai fait confession

de tout ce temps que j’ai perdu !

 

Je vais prendre place, et avant

de m’asseoir près de Vous, mon Père,

je veux pleurer sur les chimères

du temps où j’ai été absent.

 

Si ma bouche Vous fait offense

car sans être propre, elle Vous touche,

déjà pour laver cette bouche,

l’eau des yeux souhaite se répandre.

 

Pourra-t-il y en avoir assez,

où la faute est si abondante ?

Mais là où l’eau est impuissante,

que coule votre sang sacré.

 

 

 

 

             SOLILOQUE   III

 

 

Ô divin agneau offensé,

par ma faute mis sur la Croix,

car je Vous ai vendu cent fois

après que Vous l’aviez été.

 

Donnez-moi votre accord, Seigneur,

pour que les sanglots me dépassent

et que sur votre sainte face

tout en larmes d’amour, je pleure.

 

Est-il possible, doux Jésus,

que je Vous aie autant blessé,

abandonné et oublié,

si votre amour m’était connu ?

 

Il m’est plus douloureux encore

que de Vous voir mourir pour moi

de savoir que j’ai d’autres fois

péché en sachant votre mort.

 

Que j’aie pu autant Vous blesser

avant que de ne rien savoir,

cela pourrait se concevoir,

après, on ne peut l’excuser.

 

Hélas, faut-il que je m’en veuille !

J’ai effeuillé la fleur de l’âge

parmi les leurres et mirages

du sentiment qui rend aveugle !

 

Combien de folies et d’erreurs

par mes cinq sens ont pu passer

avant que vers moi Vous tourniez

votre regard divin, Seigneur !

 

J’ai vécu fort loin de vos yeux,

Ô céleste beauté chérie,

si loin et tout de mal pétri,

comme quiconque vit sans Dieu.

 

Je ne me suis pas approché

auparavant, mais j’avais cru

que Vous étiez bien retenu,

sans doute, en Vous voyant cloué.

 

Si j’avais su, en vérité,

que Vous auriez pu Vous enfuir,

j’aurais bientôt fait de Vous suivre

avant que d’aller m’égarer.

 

Ô compassion inouïe

pour mon désordre et mon cœur fou,

car là où est la mort pour Vous

se trouve un abri pour ma vie !

 

Si Vous m’aviez fait appeler

au tribunal que j’offensais

alors même que je péchais,

que me serait-il arrivé ?

 

Je bénis votre compassion :

Vous m’appelez pour Vous aimer

comme si de moi Vous aviez

besoin de quelconque façon.

 

Pour Vous, ma vie, mon doux Jésus,

en quoi puis-je être nécessaire,

si je Vous dois jusqu’à mon être,

ce que je suis, ce que je fus ?

 

À quoi pourrais-je Vous servir,

si je suis... ce que Vous savez ?

Quel besoin puis-je donc combler ?

Et quel ciel ai-je à Vous offrir ?

 

Quelle gloire allez-Vous chercher

en moi, mon amour éternel,

car sans Vous je ne suis qu’enfer :

voyez comme en moi Vous entrez !

 

Ô Seigneur, qui peut donc prétendre

égaler votre amour divin ?

Et comme Vous, quel séraphin

peut aimer d’un amour si tendre ?

 

Je Vous aime, ô Dieu souverain,

non comme Vous le méritez,

mais avec la capacité

que Vous connaissez aux humains.

 

Je trouve en Vous tant à aimer

et je me sens si amoureux

que si je pouvais être Dieu

je m’offrirais à Vous entier.

 

Toute mon âme de Vous pleine

me fait sortir de moi, Seigneur...

D’amour, permettez que je pleure,

comme avant je pleurais de peine.

 

 

 

 

             SOLILOQUE   IV

 

 

De mon insouciance, Seigneur,

Vous vous souciez, m’a-t-on dit.

Si j’ai soucié Dieu ainsi,

Pourquoi n’est-il pas dans mon cœur ?

 

Et moi qui pensais Vous aimer,

par mon amour, tout simplement,

avec un tel comportement,

j’étais bien loin d’y arriver.

 

À quoi servent mes mots d’amour tant

sont nombreuses mes erreurs ?

Les actes sont amour, Seigneur,

et non pas tous les beaux discours.

 

Oh, Seigneur, mais quand donc serai-je

tel que Vous voulez que je sois ?

puisque Vous m’aimez et moi pas,

de Vous et de moi que dirai-je ?

 

De Vous je dis : Vous êtes Dieu,

de moi que je ne suis pas homme,

car il ne se peut que l’on nomme

ainsi qui ne Vous connaît mieux.

 

Ah ! j’ai pêché aveuglément !

Seigneur, Jésus, ouvrez mes yeux

pour voir votre courroux, mon Dieu,

et comprendre mes errements.

 

Seigneur, faites-moi bien connaître

tout ce qui va de Vous à moi ;

sans voir qui je fus autrefois,

considérez qui je peux être.

 

Ne cachez pas votre figure,

Jésus-Christ, Juge souverain ;

un clou au creux de votre main

et derrière vous la férule.

 

Lorsque mon péché déconcerte,

c’est votre aide qui tranquillise,

car c’est votre Croix qui divise

mes fautes de votre colère.

 

Amour, si Vous êtes fâché

et, comme Dieu, Vous êtes fort,

au flanc de votre propre corps

de Vous, laissez-moi me cacher.

 

Mais si je réponds comme Job

et que l’enfer doit me garder,

se pourra-t-il, mon Bien-aimé,

qu’en votre sein je m’accommode ?

 

Mais laissez-moi donc y entrer :

si Vous me trouvez en ce lieu,

ce serait Vous blesser, mon Dieu,

que de ne pas me pardonner.

 

Ô amour de toute ma vie,

pas toute, car j’ai été fou,

mais amour de ce petit bout

de vie trop tard offert ici.

 

Mon doux Seigneur, Vous me voyez

amoureux, honteux et confus,

du temps où j’étais dépourvu

de l’amour pour votre beauté.

 

Aimez-moi, qui Vous aime tant,

et n’attendez pas que demain

ne me réduise en restes vains,

cendres soulevées par le vent.

 

Et si alors Vous me cherchiez

un échec forcerait la chance

car Vous seul avez connaissance

du destin que Vous me donnez.

 

De si graves fautes m’accusent

que j’en ai l’air de Vous braver,

pardon si c’est les aggraver

que d’offrir ma vie pour excuse.

 

Vous savez sa brièveté

et moi, je connais mes injures,

Vous connaissez bien ma nature

et je sais votre charité.

 

Ça n’est pas que j’aie trop confiance

mais parce que la foi m’enseigne

que c’est sur votre plaie qui saigne

qu’il faut placer son espérance.

 

Si Vous n’apaisez pas, mon Dieu,

votre courroux, en attendant,

prenez ces larmes en présent

dessus le plateau de mes yeux.

 

 

 

 

 

             SOLILOQUE   V

 

 

Oh, très cher amour de ma vie,

qui portez la vie immortelle,

pour qui je vis et pour qui même

je voudrais mille fois mourir.

 

Quand sur la Croix je Vous admire

puisqu’on Vous voit tant de blessures,

il n’en est pas, je Vous l’assure,

qui ne me coûte des soupirs.

 

Mon cœur retrouve alors son calme,

réconforté selon son souhait,

guéri, je crois, par les bienfaits

qu’exhale le souffle de l’âme.

 

Alors mon malheur est si fort

que quelquefois, à votre place,

je voudrais qu’un ange trépasse

pour ne pas pleurer votre mort.

 

Mais je pense aussitôt, mon Dieu,

que cet ange m’obligerait

au point que je m’en sentirais

autant que de Vous amoureux.

 

Il vaut mieux que ce soit pour Vous

que j’aie autant d’amour, Seigneur,

bien qu’en voyant votre douleur

tant de douleur en moi se noue.

 

Tout enfant, je Vous contemplais,

enfant, dans les bras de Marie

et la vue de sa joie divine

tendrement me réjouissait.

 

Mais je suis homme, un homme vil

et qui enfreint tous vos préceptes ;

je ne Vous vois plus dans la crèche

mais cloué au mât du supplice.

 

Lorsque votre Mère apparaît

avec son enfant pour parure,

il n’est pas de beauté plus pure

dans le lys, la rose et l’œillet.

 

Mais lorsque je vois votre corps,

ô tendre Jésus, sur la Croix,

plus grands sont les bienfaits pour moi

et Vous semblez plus beau encore.

 

Parce qu’avec les flots que drainent

vos plaies si belles et si douces

la rose en Vous et le lys poussent,

Vous êtes jardins et fontaines.

 

Ces fleurs aux épines divines

sont faites pour nous montrer bien,

quoique Vous soyez un jardin,

qu’on entre en Vous par des épines.

 

Laissez-moi donc entrer, Jésus,

pour cueillir ces roses si belles

que mon âme repose en elles

car elle est d’amour éperdue.

 

L’amour est si profond pour Vous

qui êtes mort d’amour, mon Dieu,

que j’en viens à envier ceux

qui pour Vous semblent d’amour fous.

 

Il n’est d’amour, de sentiment,

chez tout ceux qu’admire le monde,

car leur amour n’est que mensonge,

et l’on est vrai qu’en Vous aimant.

 

Amour de ma vie, doux Seigneur,

votre vraie lumière est si forte

qu’en frôlant la chandelle morte,

elle la rallume sur l’heure.

 

Si d’abord j’ai été rebelle

et dans mes offenses constant,

voici que brille mon diamant

que le sang de l’Agneau cisèle.

 

Ne le gardez pas prisonnier

et permettez, ô douce Croix,

qu’il puisse déclouer les bras,

me les tendre et me pardonner.

 

Bien que j’aie péché contre Lui

avec ma mortelle faiblesse,

je crois que c’est pour moi qu’il baisse

la tête pour me dire oui.

 

Mais laissez-moi pleurer, mon Dieu,

bien que Vous m’ayez racheté,

car pour le moindre des péchés,

la mer est petite à mes yeux.

 

 

 

             SOLILOQUE   VI

 

 

Mes yeux aveugles et troublés,

si les péchés sont des venins,

pourquoi voyez-Vous clair et bien

dès que les péchés sont pleurés ?

 

Si mes péchés – que l’âme espère

laver – causent tous ces soupirs,

s’ils sont une chose si vile,

pourquoi donc êtes-vous si clairs ?

 

Mais que penser de vous, mes yeux,

car après qu’ont coulé vos larmes

si clair en est votre regard

qu’il ose même admirer Dieu.

 

Il devait être sur la Croix

où son flanc blessé nous guérit

en donnant l’eau qui clarifie

les yeux de celui qui la voit.

 

Bien qu’elle ait jailli de la lance,

votre chance est peu méritée

car d’une autre lance acérée

vous le piquiez à chaque offense.

 

Mais les voilà, mon doux Seigneur,

dans l’eau de deux mers submergés,

voilà qu’ils pleurent mes péchés,

d’amour pour Vous, voilà qu’ils pleurent.

 

Si en Vous voyant ils pleurèrent,

je vois bien que par eux aussi

j’ai rencontré l’amour ici

car en pleurant ils Vous trouvèrent.

 

Pleurer pour la satisfaction

de mes fautes, cela est juste,

et cela me conduit, de plus,

à quérir de Vous le pardon.

 

Puisque les larmes qui rejoignent

le cours de votre sang divin

savent recouvrir les chagrins

qu’elles Vous ont causés d’un voile.

 

Et comme il m’importe, Seigneur,

tant de Vous les voir pardonner,

je veux moins pleurer mes péchés

que d’amour tendre je ne pleure.

 

Je souffre ainsi de n’avoir pas

de larmes en flots suffisants,

pour moi, car je regrette tant,

pour Vous, car j’en ai tant de joie.

 

Prêtez-moi, ô fleuves et sources,

l’éternité de vos courants,

bien qu’ils coulent en cinq torrents,

mes yeux peuvent suivre leur course.

 

Jésus, la seule occupation

de mon cœur se borne à pleurer,

car il est en mer transformé

par la mer de votre passion.

 

Certains hommes, qui sont fort rares,

ne se sustentent que d’odeurs.

Oh, comme je voudrais, Seigneur,

vivre de pleurer et Vous voir !

 

Quand je serai réduit au calme,

faute de larmes à verser,

je voudrais au dedans pleurer

depuis mes yeux jusque mon âme.

 

Et pour mieux pleurer, j’ai pensé,

ô Jésus, beauté souveraine,

que rien aux larmes ne me mène

comme Vous voir si malmené.

 

Ah ! si je Vous aimais, mon Dieu,

comme avant je Vous offensais !

Mon amour dit que je le fais,

mes péchés que je ne le peux.

 

Qui Vous perd est tant accablé,

et qui Vous gagne a tant de gloire ;

si j’ai su en pensée Vous voir,

comment n’ai-je su Vous aimer ?

 

Ô gloire de mon espérance,

pourquoi donc ai-je été si rude

qu’en délaissant la certitude

je m’en allais chercher l’errance ?

 

Mais moi je pleurerai si fort

mes péchés, ô Jésus chéri,

qu’en devenant fleuve, ma vie

trouvera la mer de la mort.

 

 

 

 

             SOLILOQUE   VII

 

 

Comme un galant devant la porte

qu’est votre saint côté blessé,

Seigneur, une âme est arrivée,

pour un mort, elle est d’amour morte.

 

Penchez le cœur à ce balcon,

ouvrez cette fenêtre amène,

Vous entendrez ma voix humaine

dire une divine chanson.

 

Lorsque d’Égypte je sortis,

la mer du monde traversai,

les plus doux vers je Vous chantai

et mille louanges Vous fis.

 

Et maintenant qu’en Vous je vois

la terre de promission,

je veux Vous dire une chanson

qui Vous rende amoureux de moi.

 

Vous êtes mort, je Vous supplie

votre Sacré Cœur découvrez,

qu’il veille pour mieux pardonner,

pour punir qu’il soit endormi.

 

Vous dites que toujours il veille

quand Vous-même êtes endormi,

à qui chante en pleurant ici

sans doute prêtez-Vous l’oreille ?

 

Et même quand le cœur s’endort,

l’amour vit éveillé, Seigneur,

car ce n’est pas l’amour qui meurt

mais Vous qui êtes d’amour mort.

 

Car si votre cœur, Dieu du Ciel,

par la lance a été atteint,

l’amour n’a pas pu être éteint ;

comme Vous, il est la vie même.

 

Sacré cœur, pour mon espérance

votre porte n’est pas bien large ;

la flèche orne d’autres images

et l’on Vous peint avec la lance.

 

Pour qu’elle cadre et pour Vous plaire

un de vos amoureux a dit :

« Sans porte ouverte dans le Fils

par où irions-nous jusqu’au Père ? »

 

Car j’ai frappé à tant de portes

avant d’oser aller à Vous

mais aucune, je Vous l’avoue,

n’était ouverte de la sorte.

 

Puisque je Vous ai vu ouvert,

par Vous je veux entrer en Dieu

en effet, personne ne peut

sans le Christ aller vers le Père.

 

Sans Jésus-Christ plein de blessures

pour que le Père Éternel sente

le sang versé que représentent

nos vies pour le tendre Agneau pur.

 

Mon étoile fut votre Mère

et, comme elle est un jardin clos,

notre amour pour elle aussitôt

nous mène à votre flanc ouvert.

 

Dès lors, en quête de l’amour

que votre flanc divin exprime,

pour que votre être en moi s’imprime,

je veux que mes bras Vous entourent.

 

J’imaginais que les épines

pourraient m’interdire la tête

mais ma défaillance s’arrête

en trouvant mille fleurs divines.

 

Car l’amour darde de mon cœur

un feu si pur que désormais

j’en défaillirais et mourrais

si Vous ne me couvriez de fleurs.

 

Quand à ma porte je sortis

pour Vous voir, ô mon Bien-aimé,

une couronne de rosée

dessus la tête je Vous vis.

 

Devant votre porte, à mon tour,

tout en sang je Vous vois sortir,

de façon que Vous semblez dire :

« Je me noie, viens à mon secours. »

 

Je Vous tends les bras, me voilà,

puisque je m’avance pieds nus,

me voilà en larmes venue,

déclouez, ô Jésus, vos bras.

 

 

 

             CHANSON

 

Si je n’ai tes blessures, mon doux Jésus,

je vis triste et suis blessé ;

donne-les moi pour l’âme que j’ai donnée.

Si j’avais ce privilège,

mon Dieu, comme je verrais combien tu m’aimes !

 

Aime-moi bien et montre-le par ce don

car c’est la loi des amants

de partager, comme les joies, les tourments

et il n’est pas de justice

si j’ai tous les plaisirs et toi le supplice.

 

Mais pourquoi te demandé-je ton amour,

si toi tu m’aimes, mon cœur,

de sorte que pour que je vive tu meurs ?

C’est moi qui ne t’aime pas,

moi qui ne meurs pas te voyant au trépas.

 

Oh, j’aimerais t’aimer au point d’en mourir

dans un acte plein d’amour,

transformée en blessures du Saint Époux ;

car l’amour n’est pas bien fort

si je vis toujours lorsque je te vois mort.

 

J’ai dit que je te faisais don de mon âme

alors viens donc dans mon cœur !

Hélas, il est déformé par tant d’erreurs !

Mais qui a forgé le ciel

d’un mot peut des cœurs reformer le modèle.

 

Je ne veux pas de vie sans Toi, mon amour,

car si Toi tu es ma vie

en Toi-même tu pourras être à l’envi

car moi j’aimerais toujours

être en Toi, car tu es ma vie, mon amour.

 

Oh, si je pouvais être avec toi une heure !

Oh, et si cette heure était

très longue et même plus que le temps ne l’est

et qu’elle durait autant

que durera l’éternité de tes ans !

 

Je sais bien que je descends de laboureurs,

je suis grossière et vilaine

alors que ta majesté est souveraine

mais Toi, en te rabaissant,

tu augmentes ma valeur en t’humiliant.

 

Le zéro ne vaut rien dans une addition,

mais Toi, ô nombre très saint,

mis devant ce zéro, l’augmentes si bien

que tu viens à m’exalter

car tu t’humanises pour me déifier.

 

Donne-moi, Seigneur, ta Croix, donne tes clous

pour ne pas que je m’enfuie,

que transpercent de ta tête les épines

la mienne pour son bonheur,

couronne donc ton Épouse de tes fleurs.

 

Repose-toi un peu, amour de ma vie ;

de ta Croix viens sur mon cœur,

que la Croix serve au baiser d’entremetteur,

et nous paraîtrons alors,

Dieu homme et l’homme Dieu, l’amour le plus fort.

 

 

 

Lope de VEGA CARPIO, Soliloques amoureux d’une âme à Dieu, 1626.

 

Traduit de l’espagnol par Line Anselem, Éditions Allia, 2006.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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