À la mère qui ne veut pas...
Elle ne veut pas qu’il meure, son petit... Elle ne veut pas ! Et ce même cri de révolte monte sans cesse de sa gorge torturée d’angoisse ; et les larmes tombent de ses yeux brûlés. L’aurait-elle mis au monde pour connaître cette peine effroyable de le coucher, encore tout mignon, si joli et si tendre, dans une petite bière froide, pour le descendre ensuite dans un grand trou d’où jamais plus ne remonterait le doux rayonnement de son sourire ? Non ! Elle ne veut pas ! Et toute sa chair martyrisée proteste... Plus tard, implore-t-elle intérieurement, plus tard la Douleur, s’il le faut, ô mon Dieu, mais pas maintenant ! Elle en a si peu joui de son petit ; elle ne l’a pas encore assez aimé ; elle ne l’a pas encore assez embrassé...
Elle ne veut pas que les yeux tendres ne s’ouvrent plus à l’appel de sa tendresse. Elle ne veut pas que la petite bouche soit close sur ce mot d’amour : Maman ! Elle ne veut pas ! Et, dans la chambre triste, vous n’entendez que ses sanglots, dont l’enfant ne peut comprendre la navrance, et qui, passant au-dessus de son berceau de dentelle, implorent la divine Providence.
Mais s’il pouvait comprendre, le tout-petit... S’il savait pour quel avenir sa mère veut impitoyablement le garder sur la terre. S’il avait soudain la vision des tristesses, des horreurs, des sacrifices dont sa voie sera toute semée. S’il comprenait que la tendresse de la mère, son seul appui, peut tout-à-coup lui manquer, ou se dresser impuissante devant l’épreuve, n’aurait-il pas un recul devant la vie, le frêle petit être qui gazouille à peine et n’a jusqu’ici souri qu’aux anges et à sa mère ? Comprendrait-il la passion qui gronde sur son destin, et veut à toute force lui imposer la vie, quand cette vie est un long chemin jonché de ronces et d’épines ? Il aurait vers le ciel bleu qui s’ouvre un grand élan, et dédaignerait la vie douloureuse et méprisable... Mais il ne sait rien, le beau bébé aux grands yeux pensifs, il ne sait rien autre chose que la tendresse de cette femme qui le serre contre son sein et pleure, pleure inlassablement parce qu’il souffre, parce que sa petite gorge halète, parce que son petit cœur bat trop lentement, parce que le froid mortel bleuit ses menottes. Et, dans sa détresse de souffrir, le pauvre petit gémit vers elle, vers elle seule, parce qu’elle est tout ce qu’il a connu de beau, de bon et de caressant dans la vie. Et la mère martyrisée crie dans sa détresse : « Je ne veux pas ! » Ô la volonté des mères, si elle pouvait détourner la mort de sa sinistre fonction, combien ils seraient joyeux, nos frêles berceaux. Mais leur vouloir, hélas ! si impérieux et si intense qu’il soit, est brisé, et les berceaux se drapent de blanc.
Comme je la comprends, la révolte de cette mère qui ne veut pas. Et, pourtant, combien elle est inutile et presque dangereuse, cette révolte. De quel droit nous interposons-nous avec une telle violence entre la mort et la vie ? La vie dont nous ne savons rien sinon qu’elle fait souffrir, et que nous mendions pour l’enfant de notre âme et de notre sang, c’est peut-être un long et lamentable calvaire que nous leur verrons gravir, le cœur torturé, sans rien pouvoir qui atténue cette détresse. Et puis, si incroyable que cela semble, il peut arriver une heure où cet enfant que nous avons tant aimé, pour lequel mille et mille fois nous aurions donné tout le sang de nos veines, il peut arriver qu’il déserte notre amour, qu’il le rejette, qu’il s’en montre indigne. Mais qu’importe l’avenir à ces mères qui tiennent entre leurs bras de beaux bébés blonds qui n’ont rien fait pour souffrir, qui n’ont rien fait pour mourir... Aujourd’hui est si merveilleux d’amour, quelles ne veulent pas, qu’elles ne peuvent pas penser à demain. Pourquoi les condamnerions-nous à se détacher du présent, si lumineux, pour regarder dans l’avenir lointain, maussade et brumeux... Et, pourtant, a dit un grand prédicateur : « Les mères qui, en cette époque douloureuse, se penchant sur le berceau de leurs fils, ne scruteraient pas l’avenir, seraient bien téméraires. » Mais les prédictions les plus sinistres n’atteignent rien du sentiment de cette femme en pleurs et en révolte qui, devant le petit berceau où agonise tout ce qui lui est cher et précieux dans la vie, crie et réclame. Elle ne veut pas, elle ne peut pas vouloir que son fils meure. Elle le veut grand et fort pour de hautes destinées ; elle le veut brave et fier ; elle imagine qu’il sera un meneur d’hommes et un sauveur de races. Et si, plus tard, elle le voit succomber, que ce soit après qu’il aura vécu, après qu’il aura accompli une tâche, accompli une mission. Aujourd’hui, elle ne veut pas, la mère, elle ne veut pas avoir enfanté pour que s’ouvre une petite tombe blanche dans le grand cimetière. Elle veut avoir créé un homme. Et peut-être Dieu lui donnera-t-il un ange !
MADELEINE, Le meilleur de soi, 1924.