Prière

 

 

 

Mademoiselle... ou Madame, vous ne savez pas ce que j’endure en ce moment où j’essaie de deviner la douceur de votre voix, la sympathie de vos gestes, alors que je vais vous confier toute ma vie d’amoureuse pour que vous me gardiez le cher bonheur vers lequel j’aspire, sentant bien que s’il m’échappe je ne serais plus qu’une pauvre petite loque. C’est vous, sans doute, qui m’avez tracé l’acte de renoncement que je viens de lire et sur lequel j’ai pleuré toutes mes larmes. Non pas, Mademoiselle, des larmes de faiblesse et de lâcheté, mais des larmes d’amour et d’angoisse à la pensée qu’Il ne voudrait plus de ma vie, et que, dans sa fierté d’homme, il refuserait d’accepter le don de mon attachement. Et pourtant, combien je l’aime, et quel besoin j’ai de l’avoir là, tout à moi, et de soigner les chers yeux qui ne verront plus jamais la beauté des jours. Je suis jalouse de vous qui êtes là et le soignez, mon grand guerrier, tandis que je ne puis rien pour lui que l’aimer éperdument. Les fiancées de chez vous peuvent toujours atteindre leurs glorieux blessés, mais nous, qui sommes à l’autre bout du monde, songez ce qu’est notre peine !...

Il faut donc, Mademoiselle, que vous lisiez la lettre que je vous confie et que vous la rendiez du même ton que vous plaideriez votre propre bonheur. Voilà ce que j’attends de vous, amie lointaine, qui devez être bonne puisque l’on vous confie nos héros. Et je veux croire en vous dans ma détresse, comme à la seule femme sur terre à qui je puisse dire l’émoi de mon âme tourmentée. Dites-lui, avec ma voix, ce que je veux, ce que j’espère, et faites qu’il ne doute plus jamais de ma foi. Dites :

« Mon bien-aimé, enfin je sais que vous vivez, et que la joie me reviendra. Vous ne sauriez croire la gratitude infinie que je ressens envers Celui qui vous a gardé. Vous avez osé dire ce blasphème, bien-aimé : Je voudrais être mort... plutôt que de renoncer pour jamais à la lumière ! Et moi ? que faisiez-vous de moi en pensant ainsi, de moi qui serais morte de vous avoir perdu ; tandis que je fais, depuis cette heure, des rêves de si doux bonheur ! Toute notre vie est d’avance arrangée, et vous verrez comme elle ne sera ni triste, ni monotone, la vie que nous passerons ensemble, dans un certain nid perdu que vous ignorez, mais où s’est passée toute mon enfance, et vers lequel j’ai toujours eu l’espoir de retourner.

« C’est dans la maison de grand’mère que nous irons vivre, serrés l’un contre l’autre. Votre main dans la mienne, nous ferons de longues promenades le long de la petite rivière qui chante si joliment, et nous irons au bois respirer le parfum vif des sapins, et écouter des chants d’oiseaux. Ô la chère mère-grand, sans doute avait-elle pressenti le besoin que j’aurais de sa vieille demeure, si belle et si calme, puisque c’est à moi qu’elle l’a offerte. Tout autour il y a des arbres et des fleurs, et, par le sentier du jardin, l’on descend jusqu’au ruisselet qui traverse notre terre en exécutant de capricieux méandres... Ô mon bien-aimé, combien vous aimerez notre retraite lorsque vous y viendrez avec moi, pour toute notre vie d’amour. Votre mère, qui ne pleure plus depuis qu’elle me voit à la tâche de préparer “notre” maison, votre mère s’en vient avec moi, pour m’initier à tous vos goûts, à toutes ces menues fantaisies qui sont de petits riens, mais de petits riens qui donnent un bien cher contentement. Et je veux que vous soyez le mari le plus choyé. Vous verrez ce que nous imaginerons, votre maman et moi, pour vous gâter. Ô le méchant qui me rend ma parole comme si, de le savoir souffrant, je devais moins l’aimer, je me fâcherais si je ne le savais si triste, là-bas, tout seul, se rongeant le cœur avec de folles pensées. Vous savez bien pourtant, mon adoré, que rien ne pourrait nous désunir, mais, au contraire, que tout devait nous rapprocher... Alors, je vous attends, et j’ai l’espoir de vous rendre heureux à force de l’être tant moi-même... Tout cela est bien un peu égoïste, mais pardonnez-moi, j’ai tant souffert de l’angoisse de ne plus vous revoir.

« Dans cette retraite adorable et inspiratrice, vous réaliserez vos rêves d’écrivain. Je serai votre secrétaire docile et vous deviendrez célèbre, et nous nous glorifierons tous deux de vos succès. Je vois autour de nous des mères et des fiancées qui pleurent... jamais plus elles ne reverront leurs bien-aimés, celles-là, et leur peine est horrible. Elles ne savent même pas où ils dormiront, ces héros morts pour la grande justice dont le monde a besoin, et qu’il faut payer si cher... Je songe combien nous sommes heureux, nous, et je les fuis, ces pauvres femmes, trop heureuse pour pouvoir pleurer avec elles. Je n’aurais jamais osé vous dire combien je vous aime, mais aujourd’hui que vous doutez de mon cœur, et que vous formez le noir projet de renoncer à nos beaux rêves, alors il n’y a plus de timidité, et je vous le crie, mon amour, et je vous jure que sans vous je ne puis vivre, que de votre réponse dépend la joie ou le malheur de la petite fille qui vous espère follement, en préparant le nid de notre bonheur, là-bas, dans le coin perdu où la petite rivière fait entendre des chants d’amour. Et sur vos yeux je pose mes lèvres, c’est bien mon droit de fiancée, et toute ma vie je veux les baiser ainsi, ces yeux que j’aime et qui sont magnifiques et glorieux. »

Voilà, Mademoiselle, ce que vous lui direz à mon héros, et bien d’autres choses encore qui ne sont pas sur ma lettre, mais que je penserais si j’étais là à votre place, et qu’il s’agirait de garder son bien-aimé à une pauvre petite fiancée lointaine. Et puis, dites-lui bien aussi qu’il est plus beau ainsi, vous savez bien que les hommes ont de ces fiertés, et que n’importe quelle femme serait heureuse de lui donner sa vie. Alors il se sentira moins humble, voyez-vous, et il perdra la folle idée que je veux me sacrifier... Enfin, Mademoiselle, dites-lui tout ce que vous diriez à votre fiancé à vous, et gardez-moi mon bonheur, je vous en prie à genoux, amie de France qui comprendrez mon angoisse.

 

 

MADELEINE, Le meilleur de soi, 1924.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net