Je songe, dans la douceur du soir...

 

 

 

Je songe, dans la douceur du soir qui descend vers les sommets du grand cap où dorment nos morts aimés, je songe à la beauté des vies magnifiées par le dévouement, données toutes, sans jamais compter les douleurs, les sacrifices, les ingratitudes, données toutes pour la simple et sublime joie de s’oublier à l’heure même où s’agite plus impérieux chez les humains le désir de vivre sa vie pour en retirer la plus grande somme de jouissances terrestres. Alors que, dans la vallée, les êtres se bousculent, s’envient et se haïssent dans l’intolérable besoin de réaliser à la hâte les rêves de richesse et d’amour, l’on regarde planer au-dessus des batailles, indifférentes aux coups, insensibles aux luttes, des âmes qui n’ont de toute cette furieuse ambition aucune compréhension, et qui s’élèvent calmes, dégagées des jalousies mesquines et des ambitions perfides, oublieuses de la gloriole pour ne songer qu’à la joie d’apaiser et de consoler cette humanité qui donne le pitoyable spectacle de sa folie. Vers les victimes, les oubliés, les délaissés elles se penchent, et, si rude, si incomprise que soit leur mission, elles l’acceptent librement et fièrement, sans rien espérer de la reconnaissance ou de la tendresse de ceux qu’elles recueillent et consolent, dans un besoin de dévouement que les esprits vulgaires répudient instinctivement, et que les âmes supérieures seules peuvent comprendre et bénir.

Et tandis que le soir descend doucement sur les Laurentides, et que les monts s’embrument de légers voiles, je songe à la tristesse de vivre et de mourir sans avoir été compris, sans avoir voulu accepter au moins quelques sourires, soucieux seulement du bonheur à donner sans s’attendre à en recevoir à son tour... Je sens en mon cœur une immense révolte de voir finir des existences qui auront ignoré combien il est doux, tout de même, d’être aimé intensément pour soi, sans rien donner, qui se sont endormies à jamais dans la majesté de leur rôle de noblesse et de dévouement, ne laissant pour les pleurer personne qui les ait aimées plus que tout au monde ! Est-ce donc que je ne puis comprendre que l’oubli de soi comporte une joie infinie, meilleure que toute autre ? Est-ce donc que mon esprit, courbé vers la terre, ne puisse saisir la dignité de l’abnégation et l’auguste beauté des sentiments qui traduisent un tout autre idéal que celui qui me hante dans la douceur retrouvée de la lumière qui s’éteint sur la montagne, tandis qu’à mes pieds s’agite dans le désir d’être reconnue et écoutée la charmeuse qui a bercé mes rêves d’enfant de son ensorcelante mélodie ? Ô ma petite rivière aimée, pourquoi vouloir, tandis que l’ombre descend très vite autour de nous, pourquoi vouloir me raconter tous les désirs fous que je t’ai jadis confiés, pourquoi m’offrir dans le miroir de ton eau limpide une image effacée, et qui fut mutine et rieuse... ? Pourquoi, puisque ce soir je suis triste infiniment, et que j’ai l’impression de voir sombrer dans la mort toute une époque de ma vie, pourquoi cherches-tu, ô ma jolie, à m’entraîner vers le passé, et m’obliges-tu à me souvenir alors que je voudrais ne plus penser ? Craindrais-tu De me savoir oublieuse, et me crois-tu de cette race qui répudie les bienfaits et se libère des gratitudes, ou si simplement la joie de me retrouver ce soir, fidèle à la tendresse que je t’ai vouée, te rend aussi éperdument causeuse... Je n’ai rien oublié de tout ce que tu me racontais, et si je veux être seule à me souvenir dans la clarté mourante de ce jour, c’est qu’il est des pensées que l’on évoque tout bas et que la voix la plus douce, il nous semble, profanerait...

Mais à penser ainsi toute seule, dans l’harmonie adorable de cette nature à nulle autre comparable, j’éprouve dans ma tristesse même une étrange douceur. Je comprends, comme si une voix me le soufflait, que ce n’est pas triste de mourir quand on a dignement et saintement rempli sa mission... J’entends aussi, sans que plus rien en mon âme ne se révolte, que le grand bonheur, pour certaines âmes choisies, est d’une qualité plus précieuse et plus rare, et que ce serait témérité et folie que d’oser s’attendrir puérilement à regretter que ceux que l’on a aimés aient voulu d’un tout autre bonheur que celui que notre sensibilité choisit et proclame uniquement. Et toutes ces pensées montent en mon âme triste et la consolent merveilleusement, et vers la haute montagne les morts, chez nous, s’en vont dormir, mon regard se porte, et c’est tout au plus si, dans la nuit calme, je puis distinguer les grands arbres qui isolent le champ funèbre et donnent aux tombes familières de l’ombre et du parfum. Je sens descendre de là-haut une douceur apaisante qui bientôt enveloppe les êtres et les choses. Et comme la petite rivière continue de chanter : « Te souviens-tu ? », je me penche vers elle, et je remonte tout doucement vers les temps disparus pour y retrouver les chers souvenirs baignés de tendresse et de grâce, et, les mains jointes sur mon cœur lourd de gratitude, je bénis la mémoire de celle qui fut l’amie chère de mes toutes jeunes années, et qui ce matin-là s’est couchée dans le grand cimetière de la montagne, pour s’y reposer enfin dans la paix infinie !

 

 

MADELEINE, Le meilleur de soi, 1924.

 

 

 

 

 

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