Le mistral
Par delà la mer enflammée,
Il s’est levé, tonitruant,
Avec un tumulte d’armée
Dans la bataille se ruant !
Déjà des frémissements vagues
Couvrent de rides et de vagues
Les étangs et les champs de blé ;
Un nuage d’inquiétude
Pèse au loin sur la solitude :
Les vastes chênes ont tremblé !
De l’antre inconnu qui le scelle
Il s’élance... Où court-il ? Est-il
De l’existence universelle
Le principe actif et subtil,
La force qui sans cesse afflue,
Par qui chaque chose évolue
Selon le temps, selon le lieu ?
Est-ce la Parole Éternelle
Qui, pour voyager, prend son aile ?
Est-il votre souffle, ô mon Dieu ?
Avant que le ciel et la terre,
Du fond du néant aient surgi,
Dans l’immensité solitaire,
Déjà, sans doute, il a rugi ;
Et quand, sanglante, naîtra l’aube
Qui doit voir notre pauvre globe
Se dissoudre effroyablement,
L’âme des choses, éperdue,
Fuira dans la morne étendue
Avec son dernier hurlement.
Tragique, il hennit et galope
Dans la stupeur des nuits d’hiver.
Et la terre qu’il enveloppe
Et fait se tordre ainsi qu’un ver,
Semble une vision ardente
Comme en percevait l’œil de Dante,
Quelque monde d’horreur éclos
Où la vie en pleurs se lamente,
Et qui fuit dans une tourmente.
Plein de clameurs et de sanglots.
Mais, chassant les maigres étoiles,
Le jour a bondi, rayonnant...
Au vent, les ailes et les voiles !
Le Mistral n’est plus maintenant
Qu’un souffle d’ivresse et de joie
Qui, vers l’Orient qui rougeoie,
Penche les pins harmonieux,
Les vagues de l’onde et de l’herbe.
Et, comme un navire superbe,
Roule la terre dans les cieux !
Oh ! dans les claires matinées,
Courir les gracieux sentiers
Des collines illuminées
Par la splendeur des églantiers !
S’enfuir dans le frais paysage
Quand l’air qui vous cingle au visage
Vous rend le cœur chaud, le sang prompt.
Vous met dans les yeux une flamme,
Vous met de doux songes dans l’âme
Et de hauts pensers sous le front !
C’est alors qu’allègre, on entonne
Des chants de gloire et de gaîté.
Qu’on rêve d’un combat qui tonne
Pour la France et la liberté !
Et c’est alors que, plus vivante.
L’âme de l’orateur invente
Les cris profonds, les mots amers
Qui, lorsque son verbe la foule,
Courbent les têtes d’une foule,
Comme l’ouragan fait aux mers !
Abats les maisons séculaires !
Casse les chênes sur les monts !
Va, Mistral ! Parfois tes colères
Nous coûtent cher, mais nous t’aimons,
Toi, dont les salubres haleines
Chassent des villes et des plaines
Les miasmes et la puanteur,
Toi par qui la terre ravie
Reçoit les germes de la vie.
Toi le grand purificateur !
Que ton souffle un jour les délaisse,
On verra nos corps épuisés
Trouver pesants, dans leur mollesse,
Les chants de lyre et les baisers.
Mais, grâce à toi, Mistral, nos bustes
Se cambrent lestes et robustes ;
Des vierges aux regards sereins
Tu fais la chair resplendissante,
Tu fais notre âme frémissante,
Nos bras forts, et souples nos reins !
Si jamais, dans quelqu’esclavage,
Nous savions plier les genoux,
Bondis sur nous, ô vent sauvage !
Comme un brin d’osier, brise-nous !
Mais, plutôt, pour garder nos grèves,
Nos monts, nos champs, nos fleurs, nos rêves
À l’ombre du pin parasol,
Rends toujours, par ta mâle étreinte,
Nos poitrines libres de crainte
Et nos pieds fermes sur le sol !
Et nous irons, sur les collines,
Où, dans le ciel, plein de frissons,
Les branches sont tes mandolines,
Mêler aux tiennes nos chansons !
Car tu fais encor que nous sommes
Des poètes aimés des hommes...
J’en sais un, au front éclatant,
Qui t’a chanté dans tes rafales.
Et, par ses odes triomphales,
Il t’égalait, en t’exaltant.
Si son œuvre n’était bénie,
S’il eût fait le mal quelquefois,
Tu serais frère du génie :
Il a tes bonds, il a ta voix.
Il a tes mille ailes de flammes,
Et tes tristesses, quand tu clames
Devant l’horizon sidéral !
Il a tes rumeurs infinies,
Tes lyrismes, tes harmonies
Et ton nom sonore, Mistral !
Xavier de MAGALLON.
Paru dans L’Année des poètes en 1894.