La primitive Église

 

POÈME (INÉDIT)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

M. le comte MAMIANI DE LA ROVÈRE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’homme qui livre ses derniers jours au démon de l’orgie et de la débauche, déchiré de remords, à charge à lui-même, se rappelle avec douleur ces temps paisibles où le chaste amour d’une beauté virginale ouvrit son cœur aux pures voluptés. Tels, dans la caducité du culte catholique, s’élèvent, au-dessus de la fange qui l’a souillé, mes regards et mes pensées vers les célestes attraits de son berceau.

Le jour trois fois saint où, fille de l’Éternel, la foi du Christ imprima ses premiers pas sur la terre, la trompette d’or de l’archange se fit entendre aux nations, et ce cri retentit de l’aurore au couchant : « Levez-vous, enfants des hommes ; je vous apporte la liberté et l’égalité fraternelle ; le trône des tyrans s’écroule et la justice va briser vos liens ! »

Dans sa nouvelle apparition, quelle heureuse contrée accueillit le mieux sa divine présence ? Sont-ce les palmiers du Thabor, l’ombre glorieuse du mont Palatin, les bords où Smyrne et Cyrène déploient leur majesté, ou le fleuve dont les eaux pleurent tous les ans la mort d’Adonis ? Partout où s’adressèrent ses pas, belle encore de sa seule essence et de sa céleste auréole, elle eut des autels sous la cabane solitaire ou dans le fond d’une ombreuse vallée, à côté de la source limpide. Eh ! quel temple plus digne du vrai Dieu que l’ensemble de l’univers ? Quel autel plus sublime que la terre sous la voûte du firmament ? Quelles lampes plus brillantes que son front étincelant d’étoiles aux tremblantes lueurs ? Quel encens plus exquis que l’arôme des gazons et des fleurs ? Quels hymnes plus touchants que les intimes harmonies des astres racontant les gloires du Très-Haut ? Souvent la déité méconnue se déroba au courroux insensé et aux cruelles dérisions de l’impie, dans l’ombre, le silence et au sein de ces catacombes oubliées dont les anges briseront les urnes sacrées en ranimant du souffle de vie leurs cendres muettes. Les échos étonnés de ces voûtes funéraires répétaient les chants d’une pieuse allégresse ; et au vif éclat des saints flambeaux, les inscriptions funèbres rayonnaient d’une lumière purpurine sur les cippes couronnés. Là, sur une tombe convertie en autel, s’élevait, simple et nu, le symbole du salut ; là ni diamants, ni métaux précieux, mais la vapeur de l’encens, le parfum des fleurs nouvelles, et les pains azymes, et la coupe aux modestes contours, emblèmes vivants du banquet suprême et de ses mystères. Là siégeait, souverain, le peuple des croyants ; il chargeait de la mitre le front le plus sage et le plus humain, plaçait l’humble sceptre du pasteur dans la main la plus charitable, et disait à son élu : « Père ! bénis tes enfants ; voici l’encensoir, réchauffe l’ardeur de nos prières, raffermis nos volontés : tu n’auras pas d’autre mission sur la terre. »

Un jour, tandis que l’assemblée des fidèles, dans le secret du sanctuaire, célébrait le sacrifice, une jeune inconnue, pâle, égarée, fend la presse, et tombe au pied de l’autel, belle encore sous le voile de douleur qui obscurcit ses traits, mais le sein meurtri, la robe déchirée et sanglante. On s’émeut, on l’entoure, on la rappelle à la vie. Soulevant avec effort sa paupière, et jetant autour d’elle des regards inquiets, elle éclate en sanglots et s’écrie : « Hommes justes ! tels en effet la renommée vous proclame, au nom de ce Dieu que vous adorez et craignez, s’il est vrai que l’innocence soit sacrée à vos yeux, ah ! sauvez-moi la vie et l’honneur, ou plongez dans mes veines le couteau de vos immolations ! » Les femmes attendries la pressant dans leurs bras, tous lui promettent dévouement et protection. Comme on voit sous la brise matinale les nuages se dégager à l’horizon lointain et scintiller l’étoile de l’aurore, tels à ces chastes embrassements se raniment les yeux éteints de la jeune beauté. Debout au milieu de ses nouvelles sœurs : « Je répondrai à vos désirs, dit-elle, je découvrirai la source amère de mes douleurs.

» Sous l’heureux ciel de la Syrie, je naquis d’un sang illustre, au sein des magnificences d’un palais. Au sortir de l’enfance, on m’imposa la loi de nourrir d’une main sans tache le feu éternel de la Vénus pudique, que les Syriens nomment Astarté. J’ai vu s’écouler ces beaux jours comme sur le cristal d’un paisible ruisseau glisse à l’aventure la fleur détachée de ses bords. Menteuse sécurité ! décevantes illusions ! Le fléau de la guerre dévasta ma belle patrie, et s’assit sur les ruines fumantes de Palmyre. Ni le bandeau sacré, ni ses cheveux blancs, ni l’idole qu’il tenait embrassée dans sa ferveur, ne préservèrent la tête adorée de mon père : il fut égorgé au pied de son autel. Pour mon malheur, la fausse pitié d’un avare centurion me déroba au carnage. Bientôt, chèrement vendue à un opulent patricien, je fus traînée aux bords du Tibre. Là, livrée aux travaux les plus vils, dans la plus humble condition, je n’eus d’autre consolation que l’amour d’un jeune homme, à qui me liait la conformité de nos âges et de nos souffrances. Oh ! que de larmes nous donnions à nos mutuelles infortunes !

Cet échange était un rayon de miel sur l’absinthe de notre captivité. Hélas ? la fatalité voulut que mon maître convoitât ma personne, et son orgueil exigea mon amour. Furieux de mes refus, jaloux du jeune compagnon de ma misère, écoutez ce qu’osa le barbare. Un jour, dans les joies d’un splendide festin, l’on avait apporté les coupes des dernières libations, et renouvelé les guirlandes de Tibur et les senteurs de l’Orient. Soudain le maître se vante de son adresse rare à tirer de l’arc, à manier la fronde, la lance et l’épée, et à l’instant il en offre l’épreuve. D’un œil sanglant, il mesure l’espace qui le sépare de l’infortuné qui servait ses convives au fond de l’atrium, et d’une main sûre il lui lance un javelot qui l’abat expiant sur le marbre, où sa bouche exhala mon nom avec son dernier soupir. Mais son bourreau, qui le croirait ? d’une main dégouttante encore de son sang, il voulut assouvir sur moi sa lubricité. Ces cheveux épars, cette robe en lambeaux, ce sang, ces membres meurtris, tout vous dit ses infâmes fureurs ! La honte et la rage ont doublé mes forces. Je me dégage de ses nœuds impurs, et m’enfuis au hasard, pâle, tremblante, égarée, haletante, sous les coups de la mort qui volait sur mes traces. Soudain un éclair d’espérance a lui dans le chaos de mes idées ; j’ai précipité ma fuite de ce côté, et me voici. Dites, ô disciples du Christ, est-ce la pitié du destin ou le caprice du hasard qui a confié mon salut au silence de ces tombeaux ? »

À ces mots répondent les pleurs et les gémissements des vierges et des mères. Tels, sous l’effort du sirocco, retentissent et le sourd murmure des sapins, et l’aigre bruissement des chênes, et la pluie à torrents inondant la ramée. Les hommes se taisent, oppressés de terreur, ou craignant pour leur vertu rigide l’écueil d’une juste colère. Mais il y avait parmi eux un vieillard à l’œil rayonnant d’une sagesse prophétique ; le reflet d’une sainte auréole jetait sur son visage sans rides la sérénité d’une céleste jeunesse. « Le siècle se renouvelle, s’écria-t-il, et la race humaine sort du bourbier où elle croupissait ; elle grandit, et ses traits ont repris leur dignité perdue. Esclave ! romps tes fers et sèche tes pleurs ; l’image de Jéhovah se dessine sur ton argile foulée aux pieds ; le courroux de Mars, les fureurs de Bellone oseront-ils désormais charger de chaînes une main mortelle empreinte du sceau divin ? Nous, enfants du Christ, nous abattrons le trône de la force et l’affreuse raison du glaive. Le souffle sacré du Verbe, planant sur l’abîme des eaux, avait dit : « Que l’amour soit », et l’amour mit fin à la guerre antique qui divisait les créatures, et rendit au monde ses harmonies. Tel sur l’océan des pleurs de l’humanité désolée, il dit aujourd’hui encore : « Que l’amour soit », et l’amour rentre triomphant dans les cœurs pour les gouverner à jamais. La barbarie des langues, la rigueur des climats, les remparts inaccessibles des montagnes, la ceinture des mers, ne diviseront plus les nations. La charité les unit par la pensée, le désir, la sagesse, et attache leur esprit et leurs œuvres au nouvel édifice des destinées humaines. »

Ici le vieillard s’interrompit. Puis, interrogeant du regard les traits de la vierge de l’Oronte, il s’écria : « Amour sacré ! non ce n’est point sous la chaste bannière des jeunes amants, ni dans les pudiques mystères du lit conjugal, que l’aveugle univers t’a connu jusqu’ici : il a cru retrouver tes divines inspirations en de vils plaisirs gonflés d’orgueil et de folie, mêlés de tyrannie et de mépris. Mais toi, flamme du ciel qui lies toutes choses par des nœuds éternels, tu descends vers nous comme les langues de feu du Paraclet, et tu nous enseignes à nous entre-aimer ainsi que tu l’entends ! Tu élèves la pudeur des filles d’Ève au-dessus de nos fastueuses vertus ; tu brises leur servage, et tu protèges la modeste fleur de leur beauté d’une barrière de respects et d’honneurs ! »

Il dit, et ses accents versent dans l’âme de la jeune fille une force, un calme, un espoir qui lui montrent après la tempête le port où elle doit trouver le bonheur et la paix. Tel le pèlerin égaré, succombant de fatigue et de soif, renaît à la vie et reprend courage quand, dans les sables du désert, il entend la voix du pasteur nomade qui le remet dans sa route et lui montre du doigt les palmiers et la fontaine du prochain oasis.

La jeune vierge, au moment d’ouvrir son cœur aux lumières évangéliques et à l’aurore des saintes félicités qui l’attendent, livre son corps chaste et nu à la piscine mystérieuse et en sort transfigurée comme, aux premiers feux du printemps, le papillon, dégagé de sa prison de chrysalide, s’élance dans les champs embaumés de l’air. Puis, des diaconesses la revêtent d’une tunique du lin le plus pur, disposent les tresses essuyées de sa blonde chevelure, la couronnent de roses blanches, et déploient sur sa tête un voile aux plis onduleux. Ainsi parées, elles conduisent devant l’autel la jeune néophyte. Là chacun vient déposer un chaste baiser sur les lis de son front ; puis le saint-chrême y verse ses parfums, et l’auguste vieillard lui fait une égide de ses mains sacrées, Alors elle connût l’esprit de science ; le courage la couvrit comme d’une cuirasse, et de ses lèvres coulèrent des paroles douces comme la manne d’Engaddi distillant la rosée.

Ô muses de Galilée, qui les avez recueillies, dites-nous comment, conduite devant le censeur romain, la jeune vierge confondit ses accusateurs, par le seul ascendant de la vertu empreinte sur ses traits ! Interrogée sur ce qu’elle pensait de leurs divinités, elle ne voulut point mentir, mais elle répondit calme et fière :

« À quoi bon, Romains, entourer de vos faisceaux les débris du culte de Numa ? Y a-t-il de hache qui tranche la pensée, de puissance qui rouvre les portes de l’âme aux déités que l’âme a bannies ? Regardez au loin et près de vous : le feu de vos autels n’est plus qu’une cendre froide ; vos temples sont veufs de la foule qui les assiégeait ; le nuage des parfums sacrés s’est dissipé. Où est cette sainte terreur qui frémissait dans vos poitrines sous les illusions de la divinité présente ? En vain un peuple de dieux étrangers inonde l’enceinte glorieuse du Capitole ; le troupeau d’Épicure a fait de l’Olympe un désert, et converti en fantasques atomes les hôtes du palais éternel. Plongez-vous dans la vase impure des joies du monde, tressez sans choix vos couronnes parmi les fleurs des jardins de Cyrène en bafouant les déserts de l’Élysée et le lit desséché de l’Achéron ? L’astre tout puissant de Quirinus se noie dans cette nuit de larmes qui envahit le ciel de l’Italie. Quel bras regardera la ruine de cette masse immense ? Verra-t-on s’allumer sur la roche tarpéienne un foudre salutaire dans les mains de Jupiter Stator ? Verra-t-on aux combats les Tyndarides guider vos généraux et l’ombre évoquée de vos pères marcher devant vous ? Aujourd’hui cet illustre cortège de Sabins n’est plus qu’une illusion populaire ; et si, pour le salut de l’antique Rome, les austères vieillards se dévouèrent aux dieux infernaux et embrassèrent la mort dans un sublime désespoir, il vous est plus doux et moins périlleux, en-deçà de vos frontières, de combattre à coups de dés, et de camper au sein de vos richesses, sous les derniers rayons d’un soleil voluptueux. La vertu (je parle votre langage), la vertu magnanime qui rit dans les tortures en contemplant par-delà les cieux la justice suprême, et la renommée qui sort plus brillante des flammes d’un bûcher, pour illuminer les races futures, ne sont plus que des larves dorées qui d’un monde enfant éblouirent les yeux ; les cent voix tardives de la déesse ne troublent pas le sommeil de la mort, et la vertu opprimée n’a plus de prières. Notre destin sur la terre naît et se poursuit aveugle, et battu par le sceptre inflexible des parques comme l’onde par le caprice des vents... Ô mes frères, quel supplice pour nous, dont les yeux se sont ouverts au soleil levant de la Palestine, de vous voir, noyés dans ce chaos d’erreurs, envier la paix stupide de la brute ! Mais la conviction du bonheur du juste sourit à nos pensées ; et en contemplant la lumière qui pour nous n’a pas de couchant, intrépides, nous planons sur l’Océan des destinées humaines, et notre espoir survit à la tombe. »

Tu disais vrai, sublime enfant ! telle que l’étoile du nord condensant son lumineux faisceau, dans l’horreur glacée des nuits d’hiver, la famille chrétienne multipliait les rayons de la foi et les feux du courage, alors que l’empire des Césars touchait à son heure dernière. Sa chute même laissa debout le corps social... À l’ombre de l’autel la science, la piété, les sentiments affectueux trouvèrent un asile et amollirent les fureurs du Vandale. Ô sublime principe, à quelles fins honteuses te détourna une avarice impie ! Quel rameau plus saint enfanta un fruit plus amer ! Quelle onde plus limpide tomba de sa prison calcaire dans un plus fangeux marécage ! L’insatiable cupidité de Simon le magicien prodigua d’abord l’encens au dieu de Crassus, et trafiqua de ces deux trésors célestes, l’holocauste et la prière. Alors une tourbe égarée se prosterna devant la pierre, le bois et de menteuses amulettes. Puis telle que le serpent qui laissa ses premières traces sur les bords de l’Indus, et qui, après y avoir grandi dans ses marais, en sort, déployant ses anneaux, enlace les chênes tortueux, étreint les hôtes des forêts, et engloutit leurs chairs palpitantes ; ainsi l’ambition de l’église grandit dans l’obscurité de son berceau ; puis elle leva jusqu’au ciel sa tête audacieuse ; elle maria la croix au glaive, et un même servage enchaîna les peuples et les rois. Les trônes s’abaissèrent sous la verge d’Aaron, et plus d’un front sentit sous sa couronne l’empreinte d’un pied sacerdotal. Peu s’en fallut (et je frémis d’y songer) que la raison humaine ne s’abîmât dans l’éternelle nuit, et que la race des mortels ne rentrât dans sa sauvage brutalité. Mais la nature est plus forte que la tyrannie. Il vint un jour où la longanimité des nations eut son terme, et où, brisant leurs entraves, elles mesurèrent la soif de leurs vengeances aux longs forfaits de leurs persécuteurs. Les mêmes ruines confondirent images et croix, pontifes et lévites, effacèrent jusqu’au souvenir de la foi antique, et épouvantèrent l’univers ébranlé. L’intelligence des peuples s’arma de la fureur de l’esclave évadé, et trouva du charme à blasphémer, à conspuer tout ce qu’il y a de sacré. Insatiable enfin de malédictions, elle franchit les barrières du monde visible et s’écria : « Il n’est point de Dieu ! »

Ô religion primitive, toi qui de l’horreur d’une sanglante nuit as jailli comme l’aurore, et baignant d’une rosée immortelle les esprits desséchés, as fait germer encore la semence des vertus antiques ! Ô fille aînée du Verbe incréé, vois ton œuvre de miséricorde perdue de nouveau, et de nouveau brisée la chaîne d’or qui rattache au ciel ce globe de douleurs ; vois désert le parvis que le peuple foulait naguère, ses colonnes sans vœux, ses autels sans flambeaux. L’homme, au souvenir de sa grandeur, n’élève plus au ciel un regard confiant et ne fléchit plus les genoux devant son Dieu. Dans son fol orgueil il se vantera que le soleil de la vérité a fondu la cire de ces ailes d’emprunt qui le soutenaient dans les régions éthérées. Ainsi un aveugle et vil égoïsme a ravi à sa poitrine tout ressort, tout noble élan à sa pensée.

En vain les mots honneur, liberté, patrie, se pressent sur ses lèvres, l’âme ne les réchauffe plus, et la bouche les prononce comme le souffle des vents, ignorant sa vertu, éveille en passant les accords d’une harpe délaissée.

 

 

Comte MAMIANI DE LA ROVÈRE.

 

Traduit de l’italien par M. B.

 

Paru dans la Revue poétique du XIXe siècle en 1835.

 

 

 

 

 

 

 

 

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