Jeunes mariés

 

 

Elle est pensive, il est distrait :

Dans l’avenir leur âme plonge.

Que lui dit-il ? Est-ce un secret ?

Que répond-elle ? Est-ce un mensonge ?

 

À son travail il est rêveur ;

Elle est rêveuse à sa toilette ;

Aux champs, avec quelle ferveur

Elle effeuille la pâquerette !

 

Leurs yeux s’interrogent souvent,

Pleins d’une tristesse étonnée :

Déjà serait-il moins vivant,

L’amour de la seconde année ?

 

Des jours ! Dès mois ! Pourquoi ces pleurs

Qu’elle dérobe et qu’il devine ?

Ce boudoir parfumé de fleurs

Attend-il quelque fleur divine ?

 

Qu’ont-ils donc ? Que leur manque-t-il ?

Et quelle est cette étrange épreuve ?

Qui donc mêle un poison subtil

À la coupe où l’amour s’abreuve ?

 

Ils sont heureux : ce nid charmant

N’est que printemps et que sourire ;

Elle est l’amante, il est l’amant :

Dieu leur permet de se le dire !

 

Pourquoi leurs regards langoureux

Vont-ils s’égarant dans l’espace ?

Quel est ce mal qui naît et passe,

Et qui renaît plus douloureux ?

 

D’où vient qu’il est sombre et s’irrite ?

Qu’elle soupire en s’agrafant ?

D’où vient que leur cœur bat plus vite

Au seul aspect d’un frêle enfant ?

 

Dites-le-nous, heures sacrées

Où tout se tait dans la maison ;

Dites-le, formes adorées

Qui venez troubler leur raison ;

 

Dites-le-nous, plis de l’alcôve

Qui voltigez sur leur sommeil,

Vous dont l’ombre protège et sauve

Les regrets qu’on cache au soleil ;

 

Dites-le-nous, chastes prières

Qui cherchez Dieu pour le fléchir,

Jusqu’au delà de ces barrières

Qu’un élan d’amour peut franchir ;

 

Dis-le, jeune sein qui t’agites,

Rien qu’à rêver même un espoir ;

Et qui te penches et palpites

Vers un berceau qu’on ne peut voir !

 

 

 

Eugène MANUEL.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1895.

 

 

 

 

 

 

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