À Blaise Pascal
Le silence éternel de ces espaces
infinis m’effraye.
PASCAL, les Pensées.
Ils sont grands ceux qui vont, sur de lointains rivages,
Affrontant le soleil torride et les naufrages,
Pour donner un nouvel essor au genre humain,
Même quand terrassés au milieu de leur tâche,
Ces hardis voyageurs qui luttent sans relâche
S’arrêtent impuissants et meurent en chemin.
Ils sont plus grands encor ceux qui, dans les espaces
Où la philosophie a laissé quelques traces,
Vagues jalons guidant vers l’être essentiel,
Osent aller, bien loin de la terre et des choses,
Scruter l’immensité, les destins et les causes,
La volonté suprême, et l’enfer, et le ciel.
Entreprise inouïe ! Au milieu des ténèbres,
Dans un monde inconnu semé d’écueils funèbres,
Avec un œil humain chercher la vérité !
Quel téméraire effort ! Mais quel rêve sublime !
Ce voyage, qui n’est qu’une course à l’abîme,
Ce voyage effrayant, Pascal, tu l’as tenté.
Tu ne comprenais pas la molle indifférence.
Après avoir sondé la vie et la science,
Tes regards se portaient vers l’énigme des cieux.
Plein d’amour et de foi, tu doutais pour mieux croire ;
Car tu ne pensais pas, lorsque la nuit est noire,
Qu’il est bon de dormir ou de fermer les yeux.
Tu regardais le ciel, et parfois, dans l’espace,
Une clarté rapide illuminait ta face.
Tu marchais, résolu, vers le gouffre béant.
Là, mêlés, tu voyais la mort, l’homme qui souffre,
L’âme, la prescience, et, sur les bords du gouffre,
Deux mots mystérieux : Éternité, Néant.
Énorme entassement de problèmes sans nombre,
Hypothèses, espoirs qui se heurtent dans l’ombre,
Comme de noirs rochers dans la nuit confondus !
Dédale inexploré, méandre inextricable,
Précipices sans fond ! Sur l’abîme insondable,
Tes regards, ô Pascal, se fixaient éperdus.
Voilà ton élément. Voilà ta gloire insigne.
On vante ta douceur et ta candeur de cygne ;
Mais c’est le grand chercheur qui reste triomphant.
La science, pour toi, comme une Isis surprise,
N’avait rien de caché. Tu l’eus bientôt conquise ;
Et pour toi ses secrets furent des jeux d’enfant.
Parfois aussi, devant le mensonge et la haine
Et la duplicité basse de l’âme humaine,
Irrité, tu brandis un fouet strident et fier ;
Et les vendeurs du temple, abhorrant ton génie,
Furent marqués au front par ta mâle ironie.
La trace en est encor sanglante sur leur chair.
Mais toujours tu pensais à la terre promise.
Tu voulais, des hauteurs, la voir, comme Moïse.
Le terrestre savoir ne te suffisait pas.
Tu rêvais d’éclairer la grande page obscure,
D’explorer le pays sans borne et sans mesure
Où ne peuvent guider ni chiffres ni compas.
Mais toujours devant toi se dressait un obstacle.
Sur les sommets, un sphinx, avec sa voix d’oracle,
Criait : « Pourquoi la grâce avec la liberté ? »
Anxieux, ne pouvant résoudre le problème,
Debout, sans reculer, tu proposais toi-même
Des problèmes nouveaux au sphinx épouvanté.
Et puis le désespoir inclinait ton front pâle.
Ta poitrine oppressée exhalait comme un râle,
Quand soudain, à tes yeux, brillait un point vermeil ;
Et ranimé, puissant, par un élan suprême,
Tu croyais, un instant, contempler Dieu lui-même,
Comme l’aigle, en planant, regarde le soleil.
Ô belle âme saignante ! Ô pensée agitée !
Tu fus, dans ta douleur, plus grand que Prométhée.
Si tu voulus aussi ravir le feu sacré,
Le blasphème jamais ne sortit de ta bouche ;
Et pourtant, longuement, comme un vautour farouche,
Le doute s’acharna sur ton flanc déchiré.
Autrefois dans Florence on vit passer le Dante.
L’exilé formidable, à la parole ardente,
Cheminait, le front sombre et le sourire amer.
Alors, comme saisi d’une terreur secrète,
Le peuple, avec effroi regardant le poète,
Disait : « Voilà celui qui revient de l’enfer. »
Aux pieds de ta statue, ô Pascal, l’homme rêve.
Sa raison s’émerveille et son âme s’élève.
Effrayé de ton œuvre et se sentant banni,
Loin de la vérité qu’il brûle de connaître,
Il dit : « Lui seul franchit les limites de l’être,
Et put, vivant encore, entrevoir l’Infini ! »
Gabriel MARC, Poèmes d'Auvergne, 1882.