Soir à Montréal

 

 

Voici planer le vol de l’ombre sur la ville.

Le soir, au front nimbé d’étincelants joyaux,

Illumine l’amas des foules qui défilent

Dans l’affreux nonchaloir qui succède aux travaux.

Au sommet des buildings meurt le cri des usines

D’où vole lourdement le poussier des cerveaux

Que d’aubes en déclins ont broyés les machines.

Les ateliers enfin ont vomi leurs troupeaux

De filles qui s’en vont, maigres et secouées

Par la toux. L’air s’emplit de clameurs. L’azur fond.

Les enseignes aux phosphorescences enjouées

Arrosent de clartés le vaisseau vagabond

Du peuple ivre qui vogue au son de la musique.

Et tant vibrent à l’oreille d’appels puissants,

Qu’un sourd affolement naît et se communique

Et fait chavirer l’âme et provoque les sens,

D’êtres en êtres, de chair en chair, d’âmes en âmes.

Un fruit éclate au fond des nuits : la volupté.

Et le peuple avivé par des lascives flammes,

Le peuple veut y mordre avec avidité.

 

Et moi, ce rejeton des sonores villages,

Dont les muscles étaient pétris de l’air des champs,

Moi, cet adolescent d’internat, au cœur sage,

Que la trêve et le songe ont rendu impuissant

À porter le fardeau qui courbait les ancêtres

Et dont les veines bleues ne roulent plus le sang

Qui faisait tressaillir le torse lourd des maîtres

Et sourdre aux flancs rosés des belles la santé,

Moi, cet orphelin gourd qu’absorbent tes misères,

Ô ville, me voici, t’offrant mes royautés,

Me voici dans tes bras roux et tentaculaires.

J’ai tes bruits à l’oreille et tes clartés au front

Et ton âcre piment qui me brûle les lèvres

Et tout le désir fou de tes foules qui vont,

Tourbillonnantes, au fond du soir lourd de fièvre.

Sur ma nuit, j’aperçois tournoyer des splendeurs

D’astres phosphorescents éclatés des étoiles.

Au loin gémit le chœur voilé de mes pudeurs.

Qu’importe, j’ai largué pour cette boue mes voiles

Et, jeune et vain, je cingle à travers ce remous

Qui submerge les forts et corrompt les chairs veules.

Sur ma tête bientôt hululent tes hibous.

Qu’importe, j’ai laissé, là-bas, mon âme seule

Afin que si, dans tes eaux troubles, je sombrais,

Elle dise à ceux-là que les mirages hantent

Toute la perfidie adroite des filets

Que tend l’illusion à l’homme qui la tente.

 

 

Montréal, ruche en fièvre où fourmille l’essaim

Des puissances hétérogènes de la vie,

Multiplication des forces asservies,

Antre immense où gravite, en nombre, le destin.

 

Vaste enclos d’existence où l’or danse une ronde.

Les bruits lourds et massifs s’entrechoquent dans l’air.

Les sifflements aigus, les crissements du fer

Rythment le tournoiement vertigineux des mondes.

 

Montréal, lumineux réseaux, luisants pavés,

Ruissellement diffus des faisceaux de lumières,

Ville aux cents carrefours, dont les blanches artères

Roulent confusément des peuples énervés.

 

Le long des somptueux étalages, les foules

Déferlent, et sous l’or aveuglant des halos

Mille couleurs autour des gratte-ciel s’enroulent.

 

Montréal, lourde nuit, violinos, guitares,

Bars béants, reflets roux sommeillant aux vitraux ;

Bouges, troubles lueurs, passants, murs, rires faux,

Clameurs des cuivres fous aux feuillages des squares.

 

Et dressée en l’azur qu’envahit la clarté,

Étreignant de ses bras maternels le tumulte,

La croix du mont, qu’au soir les idoles insultent,

Veille sur le sommeil bruyant de la cité.

 

 

La vie éclate au clair de la nuit triomphale.

L’Ange de la cité voile les monuments.

L’animalité croît aux loges bestiales

D’où sourd l’âcre senteur des fruits marqués de dents.

Mon âme sonne faux en sa prison de chair,

Car j’ai senti, du fond de mes moelles, renaître

Le désir qui me bat de ses verges de feu.

Mon corps torturé vibre à l’unisson des êtres.

Je lutte, le sol fuit, le flot qui roule et gronde

Me fond à lui, m’entraîne et me plonge, nerveux,

Parmi la volupté qui bout au cœur du monde.

Toute raison défaille et tout désir s’accroît.

L’heure est rouge des cris montant des ruts en fièvre.

Le chœur des anges noirs, d’une multiple voix,

Proclamant dans le soir l’avènement des lèvres,

Glorifie cet immense et tragique désir

Qu’ont les hommes, mordus d’angoisse et de hantises,

D’asservir le moment qui passe à leurs plaisirs.

La Bête sur le front de la ville est assise

Et contemple la nuit secouée de courts spasmes

Et dont les jardiniers, parmi les vignes d’or,

Remuent un sol d’où sort une touffeur de miasmes.

Mon pas furtif se mêle au pas nombreux des foules.

Je hume l’air caustique où brûlent des ardeurs

Et l’angoisse, imprécise, à mon front las s’enroule.

 

Je ne veux plus entendre, au profond des clameurs,

Ce carillon menteur qui promulgue la fête

Où, son âme captive aux ruses de la chair,

L’homme cède à l’ébat dont Vénus est en quête.

J’ai trop prêté l’oreille au multiple blasphème

Qu’orchestrent vers le ciel les orgues de la nuit.

J’ai trop erré dans tes dédales de mensonges

Et, portant en sébile un cœur vierge, un cœur franc,

Rêveur, j’ai trop rêvé, j’ai trop nourri de songes

Aux sources de venin que secrète ton flanc.

Trop faible, j’ai bravé ce grand oiseau de proie

Qui, d’un bec virulent, nous crochète les chairs.

Ah ! j’ignorais alors que ton étreinte broie

Et que ton geste nu cache parfois le fer.

Et si j’abandonnai mes lèvres à tes lèvres,

C’est que ton œil allume en mes veines des fièvres,

Et qu’enfant je ne doutais pas, ô volupté,

Qu’à la mort sont voués ceux que ta ruse ausculte

Et que, si d’une main tu panses la raison,

– Par une trahison infâme, ô très occulte, –

De l’autre main au cœur tu verses le poison.

 

Ah ! mon Dieu, je reviens d’un pénible voyage,

Meurtri d’avoir lutté contre le flot, lassé

D’avoir poussé l’esquif sur des mers sans rivages

Où, flagellant ma chair, la tempête a passé.

Je suis ce marinier des ondes illusoires

Qui, n’ayant pour compas qu’un téméraire orgueil,

Secoua l’ancien joug des bonheurs dérisoires,

Pour cingler dans les eaux que peuplent les sirènes.

J’ai tenté d’atterrir aux pays fabuleux,

D’atteindre les comptoirs où l’âme se brocante.

Gavé du vin épais des rêves monstrueux,

J’ai vogué vers les soirs rouges des métropoles,

Vers les clairs horizons qu’au loin barrent les croix.

J’ai fui vers les cités qu’oppressent – vains idoles –

Le viol et le lucre et le stupre à la fois.

Et tendant mes bras nus vers la sourde lumière

Dont s’avivait l’or chimérique de mes rêves,

Le corps ainsi qu’un arc tendu vers l’éphémère,

J’ai résumé ma force et mon orgueil a su

L’abîme approfondi sous les dormantes vagues.

J’ai planté mon désir pointu comme une dague

Au cœur du monde, afin qu’il saigne et qu’en son sang

J’épuise en moi le goût voluptueux de vivre.

Mais, Seigneur, puisqu’enfin ton souffle de tempête

A chaviré ma barque et broyé mon orgueil,

Puisqu’a sonné le glas de ma jeunesse en fête,

Aboli, je reviens quêter la paix du cœur

Au seuil de la demeure où ta douceur accueille

Le front las de l’enfant aux exsangues ferveurs.

 

 

                                                               1930

 

 

Clément MARCHAND,

Les soirs rouges, 1947.

 

 

 

 

 

 

 

 

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