Deus excelsus terribilis

 

 

                        I

 

Quand nous avons reçu votre Parole

Dans la douceur du premier don

La force et la joie du cœur neuf

 

Vous nous gardiez dans votre Paix

Vous mesuriez à la mesure humaine

Notre part du calice amer.

 

Nous avons souffert il est vrai

Dans le corps, dans l’âme et l’esprit

Et nous avons connu l’angoisse

 

Mais toujours nous avons pu situer notre souffrance

Et connaître qu’ailleurs le bonheur existait.

 

Toujours nous avons pu trouver quelque réponse

De la terre ou du ciel,

L’apaisement que répand la lumière

Le rafraîchissement des larmes – la prière,

Le souvenir au moins de l’espérance

Et l’amitié égale à la douleur.

 

Tout cela est aboli

Tout cela qui fut avant,

Nous cheminons parmi les morts

Dans la peine et l’égarement.

Le Dieu de notre foi nous a abandonnés

Il nous laisse à nous-mêmes.

 

 

                        II

 

Tout cela est englouti dans l’éternel passé

Tout cela qui fut avant.

Avant que Dieu se soit entouré de terreurs

Avant qu’Il ait laissé aller son bras pesant

Et qu’Il ait fait paraître sa Justice

Au noir soleil de ses décrets mystérieux.

Avant l’opprobre des Nations

Sœurs de misère et de honte,

Avant le massacre innombrable des Juifs,

La pitié d’Israël immolé par des esclaves,

Salus ex Judaeis !

 

Avant que Dieu ait voilé son visage

De ce voile de sang,

Avant qu’Il se soit détourné de l’innocence.

 

 

                        III

 

Si nous crions Abba ! Pater !

Vous n’accueillez pas notre cri

Il nous revient comme une flèche

Qui a frappé la cible impénétrable,

Vous nous replongez dans la nuit.

 

C’est comme si nous avions perdu notre Père

Qui est aux Cieux,

Un abîme s’est ouvert entre la Miséricorde et la Misère

Et vous ne voulez pas le franchir.

 

La Sagesse nous a délaissés

Nous avons perdu ses traces,

Les grâces de la joie et de la vie nous ont quittés

Toute fraîcheur a disparu, toute fleur,

Toute la terre féconde

Des calmes prairies du bonheur.

 

 

                        IV

 

Mon Dieu habitez-vous un ciel inaccessible,

Méprisez-vous le cœur de vos enfants ?

Dans l’infernal tourment – ce désert sans limites,

II est comme un roc ravagé par les vents.

 

Le roc desséché peut-il fleurir

Le cœur pétrifié peut-il prier ?

En votre oubli peut-il se réjouir

Consumé d’horreur peut-il pleurer ?

 

Sans prière et sans joie et sans larmes

Un cœur humain peut-il vivre ?

Aux arides régions des silences du ciel

Le cœur humain peut-il subsister ?

 

 

                        V

 

Nous n’oublierons jamais notre agonie

Nous nous en souviendrons dans la vie éternelle.

Ce que l’âme ne peut soutenir

Ce qui ne peut ni s’imaginer ni se dire

Ce que nous souffrons, ce que nous aurons souffert,

Nous en garderons éternellement le souvenir.

 

Notre patrie souillée, ravagée,

Les vagues de l’enfer à l’assaut des courages,

Les adolescents en esclavage

Les femmes aux travaux forcés.

Ce qui ne peut se dire

Ce que l’esprit se refuse à porter.

 

Et partout, Croix tordue, où ton armée a passé

L’armée de tes bourreaux est venue avec elle

Pour torturer l’âme et la chair

Déshonorer la vie et la mort.

 

 

                        VI

 

Israël a été conduit à la boucherie,

Troupeau sans pasteur sans bergerie,

Il a été traqué comme du gibier

Dans les villes et les villages.

Le sang marque la trace

De l’espérance condamnée.

C’est Votre lignée, Seigneur, que l’on extermine !

– Les puissances meurtries et blasées

Ont oublié de prévenir le crime.

Au-dessus de ce peuple né pour le sacrifice

Flotte la nuée immatérielle du martyre,

Car ils sont vos témoins ô mon Dieu !

Ces héritiers de l’Ancien Testament,

Et il en coûte aussi cher de témoigner pour la lettre

Que pour l’esprit de votre enseignement,

Souverain Auteur de l’Écriture.

 

Nous n’oublierons jamais notre agonie

Nous nous en souviendrons sur la terre

Et dans la vie éternelle

Car nous avons été marqués du caractère

De la souffrance – où nous joint l’infini.

 

 

                        VII

 

Le monde est tout entier posé dans le mal

L’innocence de l’enfant dure peu d’années

Et le bonheur de la jeunesse moins encore

La misère des cœurs se révèle

La fièvre homicide renaît.

Les guerres sont venues et viendront après les guerres,

– Et il n’y aura pas d’acquittement pour les nations

Mais seulement pour les âmes une à une.

 

La sainteté a créé des oasis de Dieu

Le désert a reçu des mendiants affamés de paix

L’homme est resté dans sa détresse.

Il n’y a rien de pur sous le soleil

Les bons n’ont pas été séparés des méchants

Ni le bien décanté du mal.

Mais il aura été donné à notre temps

De voir régner les Princes de l’enfer.

 

 

                        VIII

 

Dieu d’Abraham d’Isâc et de Jacob

Dieu de vérité d’amour et de bonté

Envoyez-nous une parole d’intelligence

Montrez-nous le sens divin de nos souffrances démesurées.

La raison de l’homme ne suffit pas si elle n’est incluse

Dans le rayon de votre lumière.

Laissez-moi donc parler selon la folie qui saisit mon âme.

Nos jours sont mauvais

Le désespoir tend ses pièges.

Nul ne sera sauvé si vous n’abrégez les jours

Livrés au Prince de ce monde.

La foi nous assure que tout est bien de votre côté

Vous qui gouvernez l’univers par la Sagesse.

Mais nous portons notre foi dans des ténèbres de sang

Parce que la cruauté et la haine ont inondé la terre

De leurs torrents irréprimés,

 

Parce que vaine est la pitié,

Que la justice est morte

Et que les hommes voudraient n’être pas nés.

C’est parce que Vous-même notre Dieu

Vous nous avez abandonnés.

Et l’Ange de la Vérité se tait

Miroir de votre indifférence

Parce que vous nous avez abandonnés à nous-mêmes.

 

 

                        IX

 

Il en est temps réveillez-vous Seigneur Jésus venez !

Ô Vous qui avez pris un cœur semblable au nôtre

Pour porter notre mal et compatir à nos souffrances

Envoyez-nous une parole de lumière et de paix

Souvenez-vous des saints, de l’innocence.

Ayez pitié de votre peuple

Le peuple de la misère et de la peine

Des humiliés de toutes les nations,

De la détresse humaine.

Envoyez les Apôtres qui enchanteront nos ténèbres

Selon l’efficacité de votre amour

Et la douceur du Saint-Esprit

Comme jadis vous avez suscité vos psalmistes

Et donné l’enthousiasme et la connaissance

Aux Prophètes

Pour notre salut.

 

                                            New York, 1943.

 

 

 

Raïssa MARITAIN, Au creux du rocher,

Alsatia, 1954.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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