Les hiboux de l’ombre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

MARJOLAINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La gorge pleine de sanglots, la jeune femme répéta : « Oh ! si vous saviez l’adresse perfide de cette femme qui me fait ainsi souffrir ! » Et, les paupières rougies voilant à demi les beaux yeux bruns brûlés par les larmes, la confidence se poursuivit, hachée de soupirs douloureux.

Depuis, je revois sans cesse le pli amer des lèvres tremblantes et j’entends toujours la plainte navrante de cette malheureuse enfant. En elle, je revois toutes celles que poursuivent et que déchirent la haine, la jalousie, la calomnie, et, dès que je m’arrête à son souvenir, je pense aux foyers paisibles et heureux au sein desquels les langues mauvaises sèment le doute et le soupçon, à l’union des familles qu’elles brisent méchamment, à la confiance qu’elles tuent, aux joies qu’elles rongent, aux cœurs qu’elles séparent.

Je pense à la jeunesse souriante dont la sève généreuse exaspère ces natures envieuses qui ruminent les pires inventions, avec la rage de glacer l’ardeur et d’éteindre l’enthousiasme qui les offusque. Je pense aux réputations lâchement ternies, aux méfaits des révoltantes insinuations, aux basses attaques qui terrassent les faibles et éclaboussent les humbles.

Je pense aux vies calmes, absorbées dans la joie du travail et du devoir, sur lesquelles l’infâme jalousie vient jeter son venin odieux, lave, brûlante qui dévaste la floraison précieuse de la foi confiante, de la lumineuse espérance et de la rayonnante charité.

Toutes les ambitions effrénées, toutes les rivalités mondaines naissent de ces fureurs morales qui soufflent en tempête sur la paix du monde. Des vies sont brisées, des mariages sont manqués, des jugements injustes sont portés sous l’influence d’une parole méchante et accusatrice livrée au vent de la calomnie, le vent mortel qui flétrit les fleurs, meurtrit les ailes et blesse les cœurs.

La parole malfaisante s’oublie rarement dans le monde, et elle tombe encore plus rarement dans le secret de la charité. Elle circule rapidement dans l’intimité ; elle devient un potin de salon, on l’amplifie et, gagnant chaque jour du terrain, chaque jour elle resserre davantage le nœud qui étouffe les victimes.

Une fois leur but atteint, sans remords et sans honte, l’âme légère et le sourire aux lèvres, ces personnes se réjouissent de leurs succès. Si quelques accès de rage grondent en elles, de ne pouvoir surprendre les larmes, les tristesses ou les désespoirs supposés de leurs victimes, elles se consolent en pensant que leur habilité a appuyé le mensonge sur des bases si solides que jamais rien ne pourra faire surgir la vérité.

Le danger de coudoyer des êtres semblables est toujours menaçant, mais le danger le plus grave est de tomber dans leurs filets. Il y a tout autour de nous tant de ces yeux de lynx qui étudient la conduite du prochain et scrutent ses intentions à la loupe de la jalousie, rien que pour avoir le plaisir de piétiner des joies et d’anéantir du bonheur ! Leur vilenie souffre de la quiétude des autres, de la loyauté et de la justice qui condamnent leur fourberie, et leur unique satisfaction est de saccager la Beauté qu’ils devinent merveilleuse, mais vers laquelle ils ne peuvent monter.

Cette Beauté qui donne aux âmes un renouveau de courage en face de l’épreuve et de l’obstacle, qui rayonne sur la Sagesse et sur la Discrétion, les seules digues capables d’émousser la jalousie, cette Beauté de droiture, plus que toute autre chose, excite les malveillants qu’irrite sa brillante lumière, pauvres hiboux cherchant toujours l’ombre noire de la nuit.

 

 

MARJOLAINE, Gerbes d’automne, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

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