Le moine de pierre
CHANT ROYAL
En esclave docile au joug de l’habitude,
À l’heure où tout dormait je cheminais, suivant
Le fond d’un val étrange, à qui la solitude
Donne, même le jour, un silence émouvant.
J’étais loin du village, et son clocher gothique
Dressait, dans la nuit pâle, un profil fantastique.
J’entendis tout à coup le lamentable son
D’une roche parlante, et pendant qu’un frisson
Sur place me clouait dans une angoisse extrême,
La voix soupira : « Ce granit est ma prison
« En attendant le jour du jugement suprême.
« Prodiguant les trésors de sa mansuétude,
« Dieu bénissait le cloître où j’entrai tout enfant.
« Tout semble conspirer pour la béatitude
« De celui qui s’abrite à l’ombre du couvent :
« Chants, prières avec leur ivresse mystique,
« Ardu labeur du sol avec sa paix rustique.
« Il voit de ses vertus la pleine floraison
« Et, près de murmurer sa dernière oraison,
« Il reçoit, confiant, l’onction du saint Chrême,
« Puis s’endort en un coin béni de la maison
« En attendant le jour du jugement suprême.
« C’eût été du bonheur, pour moi, la plénitude,
« Sans la tentation cruelle qui souvent,
« À l’église, malgré ma pieuse attitude,
« Distillait dans mon âme un philtre dissolvant.
« Pourquoi, me disait-elle, à ce Dieu trop antique
« Toujours psalmodier un inepte cantique ?
« Vis pour l’amour, pour le plaisir, pour la chanson,
« Seuls biens dont tu ne fais qu’une maigre moisson.
« Là, parmi les dégoûts d’un éternel carême
« Entre au monde, jouis et nargue sans façon,
« En attendant le jour du jugement suprême.
« Et mon âme perdit sa douce quiétude :
« Je trouvai la croix lourde et le froc étouffant.
« Mon cœur, se fermant même aux charmes de l’étude,
« Je m’enfuis par un soir ténébreux de l’Avent.
« Autour de moi soudain, à cette heure critique,
« Tout prit pour me maudire une voix frénétique.
« Pluie et vent acharnés, ô terrible unisson,
« Criaient avec fracas : trahison ! trahison !
« Ce moine a de Judas le front hideux et blême.
« Qu’à sa bouche le pain soit cendre, et l’eau poison,
« En attendant le jour du jugement suprême.
« Je m’affaissai, mourant d’effroi, de lassitude,
« Sur ce roc où Satan m’attendait triomphant :
« Tout t’accable, et Satan, plein de sollicitude,
« Dit-il en ricanant, Satan seul te défend.
« Éperdu, j’invoquai mon gardien angélique,
« Son culte étant de ma foi la seule relique.
« Il accourt et combat : sa vaillance a raison
« De l’Enfer ; mais Dieu juste exige ma rançon,
« Et, pour être lavée enfin de l’anathème,
« Mon âme habitera cette épaisse cloison
« En attendant le jour du jugement suprême. »
ENVOI
Près de toi, dès l’éveil de la douce saison,
Avec des fleurs riant parmi le vert gazon
Je planterai la croix. Puisses-tu, sous l’emblème
Du salut, découvrir un coin bleu d’horizon
En attendant le jour du jugement suprême !
MARVEIL.
Paru dans L’Année des poètes en 1894.