Shampooing au Portugal
par
Paul MASSON
Avant de vouloir fortement, tâche de savoir quoi.
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Mêle la poésie aux réalités de la vie, mais comme on met du sucre dans son café : assez pour en corriger l’amertume, pas assez pour en dénaturer le goût.
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Fais prodigalement la part du hasard et accorde-lui un tiers de ton existence : le temps du sommeil.
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Parmi les fanatiques de la Révolution ne prends pour amis que ceux qui en 1703 auraient été guillotinés.
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Lie-toi momentanément avec ceux qui te déplairont au premier abord, tu goûteras bien plus de plaisir à les détester ensuite.
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Si tu tiens tes amis au courant de tes infirmités, n’allègue pas toujours la même. La nouveauté seule excite notre intérêt.
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La régularité donne l’illusion de la fréquence. Va voir ton meilleur ami une fois pas mois, mais à jour fixe, et il croira t’avoir tout le temps sur le dos.
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Quand tu te sentiras fort en colère, compte jusqu’à dix avant de parler et jusqu’à cent avant d’agir.
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Sur ton agenda écris au crayon le mal qu’on te fait, à l’encre le bien qu’on te procure.
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Ne laisse pas tes larmes couler inutiles, mais imite le serpent qui du mucus de ses glandes lacrymales se sert comme d’un liquide adhésif pour s’élever plus haut.
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Avec un esprit à facettes garde un cœur uni.
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Ne sois pas trop hermétique contre les indiscrets et les voleurs ; comme ces fermetures impénétrables, si solides, si compliquées, qu’à tout moment leur propriétaire lui-même cesse d’en être maître et y brise sa mémoire.
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Ne demande pas trop curieusement à un homme à cheval où il va, et pose plutôt la question à son cheval.
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Si ta conscience essaie de te faire des reproches, n’oublie pas qu’il est de très mauvais goût de s’écouter parler.
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Ne regarde pas l’univers à travers le creux étroit de l’anneau nuptial, mais que ton premier amour enchâsse toutes tes visions de son cercle d’or.
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Si tu hésites entre deux fiancées ne te décide jamais ; tu regretterais toujours l’autre.
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Les pays dont tu voudras garder un bon souvenir, visite-les au départ du voyage de noces, non au retour. Toute l’Italie Septentrionale m’est gâtée.
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Quand ton célibat te pèsera, va en partie de plaisir avec un couple bien épris ; le soir même tu auras le cœur moins gros.
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Ne fais pas de cadeau à ta femme à l’occasion de sa naissance. Il serait trop cruel de lui rappeler qu’elle a un an de plus.
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Quand les personnes que tu auras aimées dans ton enfance seront devenues tellement vieilles que tu ne puisses les reconnaître, ne les aborde pas.
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Tu garderas tes sens jusqu’à quarante ans, ton esprit jusqu’à soixante. Avise donc de quel côté les plaisirs sont à ménager.
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Ne remplis pas trop généreusement ton cœur ; le luth ne résonne avec tant d’harmonie que parce qu’il est vide.
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Tu ne domineras l’orage des passions qu’en élevant ta tête jusqu’au ciel.
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Quand tu seras embarrassé sur un détail d’étiquette, regarde comment font les autres. Ceux-ci à leur tour t’imiteront, et c’est ainsi que les bonnes manières ont été créées.
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Tu paraîtras un sot peut-être, s’il t’est échappé une sottise ; à coup sûr, si tu cherches à la rattraper.
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Console-toi de manquer de présence d’esprit, tu diras plus souvent la vérité.
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Ne regrette pas que les circonstances ne t’aient pas aidé à monter ; elles t’auraient peut-être empêché de grandir.
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Quand le sermon sera fini à l’église, qu’il commence en toi.
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Qu’une ligne de tes écrits fasse toujours penser au moins une page au lecteur !
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Lance l’ironie non comme une flèche qui se perd dans l’espace, mais comme le boomerang docile qui vient se remettre à la disposition du guerrier.
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Ne mets pas la lumière sous le boisseau mais remplis-le plutôt de ces grains de folie sans lesquels ne va pas le génie.
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Ne fais pas de grands gestes pour composer. Les enfants nés d’un viol n’on pas plus de vitalité que les autres.
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Si tu ne te sens pas en verve, emprunte aux morts plutôt qu’aux vivants. Le vol est puni plus sévèrement que la violation de sépulture.
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Annonce toujours, même s’il n’en est rien, une dizaine de volumes en préparation. Ceci permettra à tes biographes, à quelque moment que tu meures, d’affirmer que tu n’avais pas tout donné.
Paul MASSON.
Paru dans Arte, revista internacional
en février 1896.