Allez, enfants

 

 

Allez, enfants, l’astre se lève

Qui des nuits argente le cours ;

Allez, vous que berce un doux rêve.

À vos plaisirs, à vos amours !

 

Allez, bruyants, où vous convie

La fête de vos dix-sept ans.

Ô vous qui glissez dans la vie

Sous un chaud rayon de printemps !

 

Allez où la joie étincelle,

Où l’on croit encore au bonheur.

À l’être adoré qui recèle

Toutes les qualités du cœur ;

 

Aux amis sûrs dans l’infortune.

À l’espoir, prisme décevant ;

Aux promesses... s’il en est une,

Une que n’emporte le vent ;

 

À la franchise, à la tendresse,

Aux témoignages affectés

D’un dévoûment qui ne s’adresse

Qu’aux grands... dans leurs prospérités !

 

Joyeux, ardents et pleins de sève,

Enfants, cueillez la vie en fleurs,

En attendant qu’elle s’achève

Dans l’impuissance et dans les pleurs !

 

Tous les bonheurs sont de votre âge :

Jouissez-en, vous qui n’avez

Des ans encor connu l’outrage

Qu’aux chagrins sur mon front gravés.

 

Allez de vos chansons rieuses

Égayer le temps qui nous fuit,

Pendant qu’aux choses sérieuses

Je songerai toute la nuit !

 

Je garderai seul la demeure,

Le cœur morne, le front glacé,

Attentif à la voix qui pleure

Dans les souvenirs du passé.

 

Allez, vous dont la vie est belle !

Voici le signal du départ...

Allez, confiants !... Avec elle,

Hélas ! vous réglerez plus tard.

 

Tant qu’il fera clair en votre âme,

Que l’espoir rira dans vos yeux,

Qu’un fil d’or tissera la trame

Des jours de votre avril joyeux,

 

Vous vous direz : « Il exagère,

Pauvre vieillard, la vérité » ;

Et traiterez de mensongère

L’implacable réalité.

 

Mais vienne le temps des mécomptes.

Vous saurez alors si je mens,

Et comme en leur fuite sont promptes

Les heures de ces jours cléments ;

 

Revenus de la douce extase

Qui donne un avant-goût du ciel,

Vous saurez ce qu’au fond du vase

Il est d’amertume et de fiel ;

 

Votre œil se perdra dans le gouffre

Toujours entr’ouvert sous vos pas ;

Vous saurez ce que l’homme souffre

De ces douleurs qu’on ne dit pas ;

 

Un jour, quand vous aurez mon âge,

Vous saurez, tout espoir brisé,

Combien ce dur pèlerinage

De nos larmes est arrosé !

 

Heureux, de son lit d’agonie,

Le juste qui semble des yeux

Gravir la spirale infinie

Qui de la terre monte aux cieux !

 

Heureux, à cette heure suprême

Où son Dieu le rappelle à lui,

Qui peut regarder en soi-même

Comme je le fais aujourd’hui,

 

Repasser la route suivie,

Comme aux vivants penser aux morts,

Et s’endormir, las de la vie,

Sans nulle crainte, nul remords,

 

Dieu qui l’attend (problème immense

Dont il aura la clef demain)

Ayant égalé sa clémence

Aux faiblesses du cœur humain !

 

Heureux qui, sans se méconnaître,

Reste le même jusqu’au bout !

Plus heureux qui sait ne rien être

Dans un monde où l’on se croit tout !

 

J’ai fait mon temps, faites le vôtre ;

Soyez heureux, quand de mes jours,

Plus triste l’un, plus triste l’autre,

L’horizon s’assombrit toujours.

 

Allez à l’aube, à la lumière,

À l’azur, aux vastes lointains

Que de l’existence première

Dorent les reflets incertains ;

 

Aux brises qui soufflent des cimes

Où l’œil, ébloui de clarté,

Se détache des noirs abîmes

Pour plonger dans l’immensité ;

 

À la source, à la fleur, au germe,

Aux frais enclos, aux nids chantants...

Tandis que sur moi se referme

La porte des rêves flottants !

 

Allez où votre astre vous mène

Par des sentiers toujours fleuris...

Quand, hélas ! de la course humaine

Saignent mes pieds endoloris !

 

Allez, suivez votre carrière,

Les yeux rivés au firmament,

Sans plus regarder en arrière

Ce qui s’y passe !... Seulement

 

Sur la tombe où je vais descendre,

Puissiez-vous quelquefois venir

Payer en tribut à ma cendre

Un bon et loyal souvenir !

 

Mais point de sanglots, point de larmes,

Alors que je ne serai plus :

Quand je vous quitte exempt d’alarmes,

Pourquoi des regrets superflus ?

 

La mature indulgente et sage,

Contre nos maux puissant recours,

A fait de la vie un passage

Dont il faut embellir le cours.

 

Dites-vous : « Sa tâche accomplie,

Il est parti, ne regrettant

D’un monde qui déjà l’oublie

Que le foyer qu’il aimait tant,

 

Le doux foyer de la famille

Où s’est endormi sous ses yeux

Son ange aimé, sa pauvre fille,

Qu’il est allé rejoindre aux cieux.

 

 

 

Adolphe MATHIEU.

 

 

Recueilli dans Anthologie belge, publiée sous le patronage du roi

par Amélie Struman-Picard et Godefroid Kurth,

professeur à l’Université de Liège, 1874.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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