Gloire, amour, charité

 

 

                                    Le bien, semé sans bruit, ne tarde pas d’éclore.

                                    Qu’importe à votre cœur que le monde l’ignore !

                                    Il est quelqu’un là-haut qui le saura pour tous.

                                                                       (WEUSTENRAAD.)

 

 

Ambitieux de gloire, épris d’un bien plus doux,

Qu’est-ce donc, ô mortels, qu’est-ce donc que de nous,

Et pourquoi tout ce bruit d’insecte qui bourdonne

Dans le peu de soleil qu’ici-bas Dieu nous donne,

Quand la nuit est si proche et les instants si courts

Qui des ans fugitifs nous mesurent le cours,

            Quand de ses bonheurs éphémères,

            Gloire, amour, trompeuses chimères,

            L’homme sitôt déshérité

Cesse contre le sort une lutte impuissante,

            Et n’a plus rien dont il ne sente

            Le vide et la futilité !

 

            Jeune, je croyais à la gloire,

            Jeune, je croyais à l’amour,

            Vain leurre, prestige illusoire,

            Qui nous fascinent tour à tour

            Pour ne laisser dans la mémoire

            Que l’impression d’un beau jour

            Enfui, disparu sans retour,

            Quand déjà l’ombre épaisse et noire

            Envahit les champs d’alentour !

            À peine notre aube se lève

            Que le cœur, débordant de sève,

            De force, de virilité,

            S’abandonne à ce double rêve

            Qui bientôt dans le deuil s’achève

            Quand de la vie on a tâté :

            Point de succès où l’on n’aspire,

            De grandeur qui ne vous inspire

            Une noble rivalité,

            De borne où cesse votre empire,

            De bonheur dont on ne respire

            L’ardente et folle volupté....

            Mais faites trois pas dans la vie,

            Suivez la route qu’ont suivie

            Ceux-là que d’un regard d’envie

            Vous vites jadis gravissant,

            L’âme d’ivresse transportée,

            Là-bas, cette côte enchantée

            Si belle, hélas ! à sa montée,

            Si triste quand on la descend !

            Laissez passer les jours candides ;

            Voyez à quels calculs sordides

            Font place ces heures splendides

            Qu’inonde le ciel de clarté,

            Dans quel cercle étroit se démène

            Cette pauvre nature humaine

            Que toujours sa pente ramène

            Du rêve à la réalité,

            D’un noble instinct qui la domine

            À l’ambition qui la mine,

            À l’intérêt, cette vermine

            Qui ronge au cœur l’humanité.

 

            Ainsi toujours la destinée

            S’assombrit d’année en année,

            Et, la dernière heure sonnée,

            L’astre qui dorait le berceau

            S’éteint dans une nuit profonde,

            Sans laisser plus de trace au monde

            Que n’en laisse la nef sur l’onde,

            Que dans l’air n’en laisse l’oiseau.

 

Et tout est dit. L’oiseau plane ailleurs dans les nues,

Et la nef court tenter des zones inconnues.

 

L’amour n’a qu’un instant, la gloire n’a qu’un jour ;

Mais des illusions que leur prisme nous crée

            La plus sainte, la plus sacrée,

            Est encore la tienne, amour !

Seulement le regret que nous laisse après elle

Cette flamme que rien ne peut plus ranimer,

            Des douleurs est la plus cruelle ;

L’homme devrait mourir quand il cesse d’aimer.

 

            La gloire, sa seconde idole,

Lui porte un coup moins rude alors qu’elle s’envole,

Et le cœur souffre moins à sentir quelle nuit,

Mirage décevant, est celle qui te suit !

 

Mais, leur double lumière à notre espoir ravie,

Ces deux astres éteints dans notre firmament,

N’est-il donc plus pour l’homme au penchant de la vie

Que vide, lassitude et découragement ?

Devient-elle pour lui de si peu d’importance

            Qu’il s’empresse à la rejeter

Comme un fardeau gênant qu’on ne veut plus porter,

Et Dieu n’assigne-t-il de but à l’existence

            Que deux désirs à contenter ?

 

Même obscur, oublié d’un monde qu’il oublie,

Qui peut croire sa tâche à jamais accomplie,

Se désintéresser du drame de nos jours,

Les yeux fermés au ciel, le cœur à l’espérance,

Et, comme en un linceul, dans son indifférence

            Disparaître, hélas ! pour toujours ?

N’est-il plus sous le ciel, à nos regards si sombre,

De larmes à tarir, de maux à consoler,

De dangers à prévoir, d’écueils à signaler,

            D’infortunés, perdus dans l’ombre,

Qu’au grand jour, au bonheur, un mot peut rappeler ;

De bienfaits à répandre, encore, encore, encore… ?

 

            Qu’importe que le monde ignore,

Ici-bas, dans nos cœurs, quel prix nous en revient,

Quand là-haut, dans les champs de l’éternelle aurore,

            Il est Quelqu’un qui se souvient,

Quelqu’un qui, pesant l’homme à sa juste balance,

Toujours paie au centuple une bonne action ?...

            Qu’importe ici-bas le silence

            Quand là-haut est l’ovation !

 

            L’homme meurt, mais ses œuvres restent :

Non celles, d’un mérite aujourd’hui fort goûté,

Qu’engendrent le caprice ou la frivolité,

L’attrait du changement et de la nouveauté ;

            Trop nombreux essais qui n’attestent

            Qu’une incurable vanité !

            Mais celles qui, vraiment utiles

Et bien moins en leçons qu’en exemples fertiles,

Écartant devant nous les ronces du chemin

Et vers le but commun nous menant par la main

Comme l’enfant guidé par quelque bon Génie,

Font faire dans sa route, immense, indéfinie,

            Un pas de plus au genre humain ;

Mais celles qui, tendant au bien pour le bien même,

Tandis que tant d’esprits, tant de cœurs généreux,

De leurs plans d’avenir discutent le problème,

Se bornent à prouver que le bonheur suprême

Est, et sera toujours, de faire des heureux.

 

Ces dernières surtout. Après cela, qu’importe,

            Quand la Mort frappe à notre porte,

Qu’un vain nom, court écho d’heure en heure affaibli,

Ou plus tôt ou plus tard, dans ce monde où tout passe,

Comme ces feux fuyants qui traversent l’espace,

            Retombe au gouffre de l’oubli !

 

Quel besoin de savoir où le Nil prend sa source,

Dans quel sable il se perd au terme de sa course,

Pourvu que par ses eaux le sol fertilisé

Témoigne de la place où son lit s’est creusé !

 

Je l’ai dit : l’homme en vain, aveugle volontaire,

Dans sa soif d’avenir que rien ne désaltère,

Se drape en son orgueil, s’admire, se surfait....

Rien ne reste de nous, après nous, sur la terre

            Que le bien que nous avons fait.

 

            L’homme, cet atome qui pense,

L’homme si fier des dons que le Ciel lui dispense,

Pour échapper au temps vainement s’en prévaut

Quand il croit, l’orgueilleux ! à d’autre récompense

            Qu’à celle qui l’attend là-haut.

 

Élevez jusqu’aux cieux vos tours au front superbe,

Rois, princes, conquérants, Alexandres, Césars,

Décorez vos palais, crénelez vos remparts,

Pour qu’un jour vos neveux cherchent en vain sous l’herbe

Un vestige perdu de leurs restes épars !

            Tout, jusqu’aux monuments des arts,

Par les siècles miné croule de toutes parts ;

Dignités, rangs, honneurs, fortune, renommée,

Rien qui ne se dissolve et s’exhale en fumée ;

La gloire n’est qu’un mot par l’orgueil inventé.

Mais de tout son pouvoir servir l’humanité,

Éclairer les esprits, former l’intelligence,

Suivre tes saintes lois, divine Charité !

Faire le bien, aimer, secourir l’indigence,

            C’est semer pour l’éternité.

 

 

Adolphe MATHIEU, Gloire amour charité,

poésie lue à la séance publique de la classe

des lettres de l’Académie royale, le 11 mai 1870.

 

Paru dans le Bulletin de l’Académie royale

de Belgique en 1870.

 

 

 

 

 

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